Marc Bloch au Panthéon :
retour sur le parcours d’un homme d’exception
Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire
Le médiéviste et résistant qui se présentait comme historien, soldat et juif face aux antisémites, s’apprête à rentrer au Panthéon alors que l’esprit nationaliste, anti-intellectuel et anti-étranger qu’il a toujours combattu reprend des forces.
Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire
Le 23 novembre 2024, à l’occasion des commémorations de la libération de Strasbourg en 1945 et du centenaire de la panthéonisation de Jean Jaurès, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé l’entrée en 2025 dans le temple des grands hommes de l’historien Marc Bloch. La France commémorait le 16 juin 2024 le 80e anniversaire de sa mort, devant un peloton d’exécution allemand pour fait de résistance. « Pour son œuvre, son enseignement et son courage, nous décidons que Marc Bloch entrera au Panthéon », a déclaré le chef de l’État.
Ce triptyque, qui définit le parcours de vie du grand historien, mérite que l’on y revienne afin de mesurer qui fut ce grand combattant, médiéviste et résistant. Né en 1886, Mars Bloch a traversé comme soldat deux guerres mondiales, il a su renouveler en profondeur le métier d’historien et s’impliquer comme professeur d’université dans les problématiques de la transmission. Il fut enfin un grand combattant de l’ombre, mis à pied comme juif par le gouvernement de Vichy, mort sous les balles allemandes en laissant un héritage intellectuel et civique qui nous oblique encore aujourd’hui.
Enseignants, lycéens et étudiants de toutes les disciplines ont à découvrir ou à approfondir encore le legs de Marc Bloch, lire ses articles et ses livres qui, pour beaucoup, n’ont rien perdu de leur pertinence. Des Rois thaumaturges à L’Étrange Défaite, de La Société féodale à Apologie pour l’histoire, les historiens comme Patrick Boucheron y invitent, en particulier à l’heure tragique des guerres et des clivages sociaux : les textes de Bloch, repris, parfois malheureusement détournés ou singés par certains groupes politiques, apportent surtout espoir en l’homme. C’est l’occasion de revenir sur un parcours singulier en République, au service des « plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif [1] ».
Officier dans la Grande Guerre
« La profession que j’ai choisie passe, ordinairement, pour des moins aventureuses. Mais mon destin, commun, sur ce point, avec celui de presque toute ma génération, m’a jeté par deux fois, à vingt et un an d’intervalle, hors de ces paisibles chemins […] J’ai fait deux guerres. »
L’Étrange Défaite
Né le 6 juillet 1886 à Lyon, Marc Bloch est issu de la moyenne bourgeoisie urbaine, d’une famille juive alsacienne par son père Gustave Bloch, professeur d’histoire et d’antiquité gréco-romaines. Il suit des études brillantes à Paris et intègre l’École normale supérieure en 1904 avant d’être reçu à l’agrégation d’histoire en 1908. Il commence sa carrière de professeur dans différents lycées à Montpellier et Amiens, tout en poursuivant ses recherches en histoire médiévale en Allemagne (pays alors à la pointe de la recherche historique), puis au sein de la fondation Thiers. En 1912 sont publiés les premiers travaux de recherche de l’historien médiéviste dans La Nouvelle Revue historique de droit français et étranger.
Au moment où la Première Guerre mondiale éclate, Marc Bloch suit le sort commun des hommes de sa génération et de quelques autres. Mobilisé le 2 août 1914 comme sergent d’infanterie, il devient adjudant, puis lieutenant (1917). Il participe aux combats de la Marne (1914), se retrouve en Argonne puis au cœur de la bataille de la Somme (1916). Il termine le conflit en Champagne avant d’entrer en Alsace après le 11 novembre 1918, comme capitaine, décoré de la croix de guerre (quatre citations) et de la Légion d’honneur. Il laisse de cette expérience fondatrice des Souvenirs de guerre, des carnets rédigés au jour le jour et des photographies aujourd’hui publiées. Il s’intéresse déjà à la guerre comme phénomène social, à la place des combattants, à ces témoins dont la mémoire entre en résonance avec l’histoire. Ses réflexions de soldat dans la guerre (« une vie barbare, violente, souvent pittoresque, souvent aussi d’une morne monotonie ») lui donnent matière à l’écriture d’un article portant sur les « fausses nouvelles de la guerre », publié en 1921. Il interroge en historien la puissance des rumeurs et la question des « atrocités » attribuées aux Allemands durant l’invasion de 1914. Cette problématique des imaginaires et de la relation entre mémoire et histoire est alors un des fils conducteurs de sa réflexion historienne.
Les Annales ou une nouvelle manière de penser l’histoire
« Écrire et enseigner l’histoire : tel est, depuis tantôt trente-quatre ans, mon métier. […] sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé. », écrit Marc Bloch dans les premières pages de L’Étrange Défaite, écrit à chaud à la suite de la débâcle de mai-juin 1940.
Revenons quelques années en arrière. Démobilisé, Bloch est nommé maître de conférences à l’université de Strasbourg redevenue française. Il rencontre son collègue Lucien Febvre à l’automne 1920, alors qu’il termine sa thèse remarquée : Rois et serfs. Une profonde amitié lie les deux hommes qui abordent l’histoire par le présent. Ils pensent la nécessité de renouveler le « méthodisme » historique de la fin du XIXe siècle (Langlois et Seignobos) face à l’offensive de la sociologie de Durkheim et de son disciple François Simiand. Présentée comme poussiéreuse et fermée dans ses certitudes scientistes, centrée sur la diplomatie, le politique ou le militaire, l’histoire souffre de multiples attaques de la part des autres sciences sociales.
Dans l’atmosphère pluridisciplinaire de l’université de Strasbourg, Bloch et Febvre en appellent à dépasser l’histoire méthodique pour une histoire renouvelée, plus sociale et économique, s’appuyant sur des problématiques et des sources nouvelles. Plus que descriptive, l’histoire doit être problème et s’appuyer sur l’observation des « traces » que le passé a laissées. Nourrie aux autres sciences sociales, elle délaisse les événements, les batailles, pour les sociétés, les représentations, les mœurs, les imaginaires.
Dans les Rois thaumaturges, ouvrage publié en 1924, Bloch use de toutes les disciplines, élargi les sources et fait connaître de l’intérieur les ressorts de la société médiévale. On s’intéresse alors aux parcellaires, à la démographie ou au flux des monnaies. Lucien Febvre, Marc Bloch et d’autres avec eux élargissent le territoire et le temps de l’historien. Ce dernier doit s’intéresser aux problèmes que pose le temps présent.
En janvier 1929 sort le premier numéro d’une revue intitulée Les Annales d’histoire économique et sociale, dirigée par Bloch et Febvre. Elle crée un appel d’air qui bouleverse en profondeur l’histoire, ses méthodes et ses objets. Les « héritiers » imposent alors un nouveau courant historiographique, celui dit des Annales, qui se prolonge bien au-delà de la seule histoire médiévale, pour essaimer largement dans tous les pans de la discipline. Dans les années 1930, les Annales multiplient les articles portant sur l’actualité : la crise mondiale, la collectivisation soviétique ou l’expérience Roosevelt. Après les deux fondateurs, et bien après 1945, d’autres prennent le flambeau : Fernand Braudel, Jacques Le Goff ou Georges Duby sont de ceux-là, qui creusent un peu plus le sillon d’une histoire nouvelle et « totale ». Nombreux sont les historiens aujourd’hui à construire leurs travaux à partir de la « boîte à outils » de Marc Bloch et Lucien Febvre, combattants pour l’histoire.
Les heures sombres de la défaite et de l’Occupation
Âgé de 53 ans en 1939, Marc Bloch est un historien reconnu, installé, père de six enfants. Il demande pourtant à combattre. Chargé du ravitaillement en essence de la 1re armée, il observe l’armée française en pleine déliquescence.
Marc Bloch écrit L’Étrange Défaite « en pleine rage », en juillet 1940, quelques semaines après l’armistice et l’abandon du combat par le maréchal Pétain et ses troupes. Il est un témoin « qui sait », comme le souligne Georges Altman, premier préfacier de l’ouvrage publié à titre posthume en 1946 et ancien chef du mouvement de résistance Franc-Tireur. Dans ce texte, Marc Bloch use de son expérience d’historien au service du présent : armé d’une solide problématique (comment expliquer la Débâcle ? « À qui la faute ? »), Bloch se pose encore une fois en témoin et propose la « déposition d’un vaincu » pour l’histoire. Mais il ne raconte pas seulement les « heures et les jours » de la campagne de France, il analyse en profondeur, du côté de l’armée, des politiques, de la société, des « mentalités », les facteurs qui ont amené à l’« incroyable défaite » qui fut, comme pour d’autres, un choc pour l’historien. Elle change le cours de son destin, elle consolide sa densité d’homme et de chercheur.
Démobilisé, touché par le statut des juifs d’octobre 1940, Marc Bloch est exclu de son poste de professeur détaché auprès de l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Mais, au titre de l’article 8 (exemptions pour les individualités ayant rendu des services exceptionnels à la France), il réussit à être affecté à Montpellier en juillet 1941. Il conserve son poste jusqu’à sa révocation le 15 mars 1943, alors qu’il a refusé un visa pour les États-Unis. Engagé dans la clandestinité résistante, il devient à l’été 1943 un des trois dirigeants du directoire régional des Mouvements unis de résistance sous le pseudonyme de « Narbonne ».
Il prend le temps d’écrire un livre qui reste pourtant inachevé : Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien. Préparé dès juin 1940 et rédigé en 1942, ce court texte livre une réflexion approfondie sur l’histoire et un fil rouge : à quoi sert-elle ? À l’heure de la défaite, Bloch propose un « antidote », une légitimation d’une discipline d’artisans au service du présent. Il transmet ici son expérience dans le maniement des outils de l’historien et de sa passion pour l’histoire. Elle est, certes, une discipline intellectuelle de tout premier plan, mais elle est aussi la science du changement par son souci nécessaire de va-et-vient entre le présent et le passé, obligeant l’historien à « être de son temps »…
Marc Bloch est arrêté le 8 mars 1944 à Lyon dans une grande rafle de résistants. Vichy jubile d’avoir décapité la résistance lyonnaise, sur dénonciation. Il est enfermé dans la tristement célèbre prison de Montluc où sévit Klaus Barbie, le bourreau de Jean Moulin. Rapidement confondu, il est torturé à plusieurs reprises, notamment « passé à la baignoire », brisé par les coups et la maladie[2]. Juif, universitaire, résistant et ancien combattant patriote, il est la figure repoussoir de la Gestapo et des petites frappes de Français qui collaborent. Dans la soirée du 16 juin 1944, après avoir quitté Montluc et longé la Saône, Marc Bloch et d’autres avec lui sont exécutés sans plus de cérémonie à Saint-Didier-de-Formans dans l’Ain, au bord d’un champ, de ceux que Bloch a si souvent étudiés pour écrire sa Société féodale. Son corps est découvert le lendemain par l’instituteur du village.
L’Étrange Défaite et son Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, écrits donc durant la guerre, en des temps difficiles, sont publiés après 1945, le second sous la conduite de l’ami Lucien Febvre avec lequel Bloch poursuit une puissante correspondance durant les années sombres. Encore aujourd’hui, l’ensemble de l’œuvre historienne de Marc Bloch continue à irriguer la pensée et les facultés d’histoire, de génération en génération.
Faire lire Marc Bloch au lycée
« Une condition préliminaire s’impose : à ce point impérieuse que, si elle manque à être remplie, rien de sérieux ne se fera. Il importe que, pour l’éducation de ses jeunes, comme pour le développement permanent de la culture dans l’ensemble de ses citoyens, la France de demain sache dépenser incomparablement plus qu’elle ne s’y est résignée jusqu’ici ».
L’Étrange Défaite
Les propositions de lectures historiennes manquent sans doute encore cruellement au lycée, avant d’aborder les études supérieures. Elles peuvent cependant faire l’objet de belles propositions adaptées aux élèves.
Le parcours et l’œuvre de Marc Bloch paraissent une entrée pertinente pour « donner le goût de l’histoire » et l’exemple d’un parcours de vie au service de la France et de la République. Une première recherche peut porter à la fois sur sa biographie (historien, officier d’infanterie durant la Grande Guerre, mobilisé en 1939, victime de la politique antisémite, assassiné comme résistant en 1944), et sur l’élaboration de son œuvre (chef de file de l’école des Annales). L’enseignant, ou l’équipe enseignante, peut ensuite proposer des groupes de lecture, ou des fiches de lecture individuelles à réaliser à partir, par exemple, de l’article intitulé : « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre » (Première Guerre), ou sur L’Étrange Défaite : témoignage écrit en 1940 (Seconde Guerre).
Ces deux textes de Marc Bloch montrent combien la recherche historienne problématisée est corrélée avec le présent de l’historien. Le second texte appelle notamment à interroger les élèves sur le constat de Bloch : comment expliquer la défaite de 1940 au-delà des erreurs de commandement militaires ? Le pacifisme n’est pas pour Bloch un facteur déterminant, mais bien la paresse intellectuelle des classes dirigeantes : « Ce qui vient d’être vaincu, c’est notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, ses politicailleries à courte vue, son artisanat de gagne-petit, son goût du déjà-vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes. » ; « La bourgeoisie dite éclairée ne lit plus guère ».
« Donner le goût » aux élèves
Il s’agit alors d’orienter le travail des élèves vers la question de l’enseignement qui occupe une grande partie du texte. Comment éviter de reproduire les erreurs mentionnées ? Marc Bloch, dans la clandestinité, en appelle à un sursaut sur le thème de l’éducation. Dans un beau texte rédigé dans le cadre des Cahiers politiques, organe de réflexion du Conseil national de la Résistance (CNR), il écrit un article « Sur la réforme de l’enseignement » qu’il souhaite révolutionner. Ainsi, l’avenir passe par l’éducation, un enseignement secondaire réformé, « ouvert », « sans acceptation d’origine ou de fortune ». Bloch est moderne, il cherche à former des esprits et non des « ingénieurs ». L’idée est bien de « donner le goût » aux élèves jusqu’à l’âge de 15-16 ans, dans la droite ligne des écrits de Montaigne : « Le passé lointain inspire le sens et le respect des différences entre les hommes. », écrit Marc Bloch. Voilà bien une leçon à partager avec les lycéens.
La réalisation de fiches de lecture, accompagnées d’analyse de quelques extraits significatifs, peut déboucher, dans un troisième temps, sur un échange guidé avec la classe autour de quelques questions clés : quel lien entretient le parcours de vie de Marc Bloch avec son histoire ? Pourquoi s’appuie-t-il sur le présent de son temps pour étudier le passé ? Les deux textes évoquent des rumeurs et des fausses nouvelles : ce sujet, très contemporain, peut être rattaché aux phénomènes actuels des « fake news » ou du complotisme et de la manipulation de l’information qui gangrènent les médias (et nouveaux médias). On peut y voir également une belle possibilité de réflexion citoyenne sur l’engagement de l’homme comme chercheur, intellectuel, et soldat au service de ses contemporains.
Une exposition au CDI peut venir clore un projet pluridisciplinaire centré sur la lecture et l’étude de deux textes replacés dans leur temps. La riche biographie de Marc Bloch coïncide avec le « court XXe siècle » et deux conflits majeurs qui ont pesé sur sa perception de l’histoire comme sur son écriture. On voit, là aussi, tous les ponts à dresser en histoire avec les arts et les lettres. Son attachement à la France et à la République pourra aisément être montré en mettant en avant quelques expressions clés de l’ardent patriote doué d’un « humble héroïsme » :
- « Je suis historien, c’est pourquoi j’aime la vie », citant le médiéviste belge Henri Pirenne.
- « Je suis juif […] Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. »
- « Je meurs comme j’ai vécu, en bon français. »
Ce travail autour de l’œuvre et de la vie de Marc Bloch peut être entrepris comme préparatifs aux cérémonies associées à la panthéonisation, et ainsi insérer les élèves comme acteurs d’un événement national majeur.
A. L.
Notes
- [1] Les principaux textes de Marc Bloch concernant son parcours et ses réflexions historiennes ont été publiés : Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, collection « Quarto », Gallimard, 2006.
- [2] Stéphane Nivet, « Marc Bloch. Derniers instants », https://histoires.kessel.media/posts/pst_84f7264b8e154f3c8777a752d0e39e98/marc-bloch-derniers-instants
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