Le Cercle des poètes disparus,
pari réussi
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Trente ans après le film, la belle adaptation de Gérald Sibleyras se situe toujours dans un collège strict et privé de l’Amérique des années 1960. Ce n’est pas tant la dénonciation de cette éducation disparue qui suscite l’adhésion que le mythe de la naissance à soi-même grâce à un professeur.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Le Cercle des poètes disparus, dans une adaptation de Gérald Sibleyras, à l’affiche depuis le 24 janvier au Théâtre Antoine à Paris, rencontre un succès incroyable, digne de celui connu par le film sorti il y a pourtant plus de trente ans, en 1990. Comment expliquer un tel amour du public pour cette version scénique d’une histoire a priori datée et sombre, celle du professeur Keating, charismatique et anticonformiste, dans un très strict et privé collège américain pour garçons des années 1960 ?
Sur la forme, en tant que pièce de théâtre, ces Poètes disparus respectent totalement le scénario original, procédant simplement à des effets de concentration dramatique et de focus sur les scènes d’anthologie : les pages du manuel déchirées, le changement d’angle de vue en faisant monter les élèves sur les tables, la marche d’affirmation de soi dans la salle de classe, le carpe diem écrit au tableau, et, bien sûr, la citation du poème de Walt Whitman, hommage final à Keating : « Ô capitaine, mon capitaine ».
Du reste, l’adaptation est un genre théâtral à part entière qui connut ses lettres de noblesse au XIXe siècle, lorsque le roman, devenu le premier des genres littéraires, vit ses sujets transposés sur scène comme certaines œuvres de Balzac, Dumas, Sue ou Zola pour un public populaire préférant le théâtre à la lecture.
Depuis des années, le dramaturge Gérald Sibleyras poursuit cette histoire ininterrompue de l’adaptation théâtrale et a déjà reçu en 2010 le Molière du meilleur adaptateur pour Les 39 marches, d’après le film d’Alfred Hitchcock.
Côté distribution, le casting est tout aussi impeccable avec un Stéphane Freiss, malicieux et subtil à souhait. Dans le rôle du professeur Keating, il se montre réellement fascinant par sa décontraction érudite face à des élèves habitués aux traditions et valeurs du collège Welton.
Quant aux jeunes comédiens – Ethan Oliel, Hellie Thonnat, Audran Cattin, Maxence Seva, Pierre Delages, Maxime Hurriguen –, ils jouent avec talent et enthousiasme leur changement de personnalité impulsé par leur capitaine qui devient, au fil de la pièce, le spectateur admiratif de leur métamorphose.
Sur le fond, le succès d’aujourd’hui ne s’explique pas plus que le succès d’hier par l’actualité du propos parce qu’à la vérité, le sujet n’est d’aucune époque, il est éternel : si le film parlait déjà en 1990 d’une éducation en voie de disparition (l’action est censée se dérouler dans les années 1960), en 2024, le collège Welton, sa sélection, sa devise, ses punitions, et ses méthodes évoquent un monde scolaire disparu.
Devenir soi-même grâce à un professeur
Ce n’est donc pas tant la dénonciation de cette éducation autoritaire et élitiste d’un autre temps qui suscite l’adhésion du public, mais bien plutôt le mythe de la naissance à soi-même : se révéler grâce à un autre, se découvrir au contact d’un maître à penser.
La vraie leçon de Keating n’est pas vraiment l’épicurien carpe diem d’Horace (cueille le jour, profite de chaque instant, fais-toi plaisir) mais plutôt le « Connais-toi toi-même » de Socrate, qu’il faut entendre comme un avertissement moral : ne laisse pas aux autres le pouvoir de décider qui tu es ou seras, deviens toi-même, apprends à te connaitre, « accouche de toi même » selon la méthode dite « maïeutique ».
Telle est la finalité de l’enseignement de Keating : permettre à chacun d’apprendre sur soi avant d’apprendre sur le monde. Keating est la rencontre rêvée par tous, celle qui va changer votre vie. Telle est l’aventure de chacun de ces élèves au contact de Keating : découvrir son potentiel, sa nature, ses limites, être comédien, amoureux, poète, qu’importe, mais soi.
Ce mythe du mentor, du père spirituel, est bien loin du rôle de formateur, horrible mot auquel l’Éducation nationale réduit ses professeurs aujourd’hui. Keating est le contraire de celui qui formate, inculque des normes et des principes de conformité. Il serait même l’épouvantail de l’Éducation nationale : instruit, indépendant, se moquant des programmes et des carrières, objectivement un danger pour le système, comme l’action de la pièce le montrera tragiquement.
Le public ne vient pourtant pas si nombreux entendre un message sur l’école mais pour assister à une fête de l’intelligence et de la jeunesse, une célébration de libération et d’idéalisme à laquelle participe grandement la scénographie d’Olivier Solivérès : spectaculaire et rythmée, faite de variations et reprises de lieux et motifs, de performances et de numéros d’acteurs, associant en permanence les spectateurs à l’action, poussant l’illusion de présence aux côtés des élèves jusque dans l’accueil réservé au public à qui il est recommandé d’arriver un peu avant le lever du rideau pour une surprise… très « rock and roll ».
P. C.
Le Cercle des poètes disparus, au Théâtre Antoine (Paris, 10e), jusqu’au 26 mai, adaptation française de Gérald Sibleyras. Mise en scène : Olivier Solivérès. Avec Stéphane Freiss Ethan Oliel, Hélie Thonnat, Audran Cattin, Maxence Seva, Pierre Delage, Maxime Huriguen, Yvan Garouel, Olivier Bouana.
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