« La saga des grands magasins » à la Cité de l’architecture : flânerie et audaces

De la fondation du Bon Marché par Aristide Boucicaut jusqu’à l’internationalisation contemporaine, l’exposition présentée à la Cité de l’architecture s’intéresse autant à l’esthétique des grands magasins qu’à leur histoire, entre émancipation des femmes, société de consommation et évolution des techniques commerciales.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres

De la fondation du Bon Marché par Aristide Boucicaut jusqu’à l’internationalisation contemporaine, l’exposition présentée à la Cité de l’architecture s’intéresse autant à l’esthétique des grands magasins qu’à leur histoire, entre émancipation des femmes, société de consommation et évolution des techniques commerciales.

Par Pascal Caglar, professeur de lettres

Walter Benjamin écrivit de Baudelaire qu’il était « un flâneur pour qui tout se meut en fantasmagorie ». Celle-ci, ajoute-t-il, va « inspirer le décor des grands magasins qui mettront ainsi la flânerie au service de leur chiffre d’affaires ». Cette tension, constitutive de toute l’histoire des grands magasins, combine sens agressif de la vente et sens novateur d’une esthétique grandiose. Elle résume bien l’impression laissée par l’exposition sur les grands magasins organisée à la Cité de l’architecture jusqu’au 6 avril et enchante le visiteur flâneur, promené entre histoire du commerce moderne et histoire de l’art.

Le parcours de l’exposition est à la fois chronologique et thématique, et court de 1852, date de la fondation du Bon Marché par Aristide Boucicaut, jusqu’à l’internationalisation contemporaine des grands magasins. Il est réparti en trois temps : un âge d’or (1860-1930), apogée de la société bourgeoise ; puis une uniformisation commerciale à l’américaine (1930-1990) coïncidant avec l’avènement de la société de consommation ; et enfin, une réinvention continue des grands magasins, sur leurs critères historiques de créations architecturales monumentales et d’audaces artistiques et commerciales.

Palais princier et théâtre aristocratique

La première partie est sans doute la plus intéressante, d’abord parce qu’elle se parcourt en ayant en tête le roman Au bonheur des dames, d’Émile Zola (1883), ensuite parce que les œuvres et documents exposés – affiches, photographies, objets, maquettes, figurines, vêtements – sont spectaculaires, rares et très beaux. Pour avoir une idée de ce faste originelle, n’oublions jamais que la conception des grands magasins est contemporaine de l’opéra Garnier avec lequel elle partage le double imaginaire, du palais princier et du théâtre aristocratique, double héritage classique que Garnier a si bien su revisiter : escaliers monumentaux, balcons immenses, galeries, colonnes, sculptures et ornementations sophistiquées.

De même, pas de grands magasins sans de grands espaces et donc sans une nouvelle conception du tissu urbain inspiré du modèle des grands boulevards haussmanniens. C’est donc toute une société dominée désormais par la grande bourgeoisie qui succède à l’aristocratie de l’Ancien Régime et impose partout à Paris comme en Province ses temples et ses cathédrales : grands magasins, banques monumentales, théâtres à l’italienne au cœur des villes.

L’émancipation des femmes

Cette plongée dans l’histoire architecturale s’accompagne pour le visiteur d’une autre découverte d’ordre social : l’émancipation des femmes. Celles-ci connaissent une première forme de libération avec l’invention des grands magasins et la nouvelle occupation de l’espace public qu’ils engendrent : enfin un lieu où les femmes peuvent se promener seules, acheter seules, se montrer et se rencontrer sans être en représentation, décider de la mode et de leurs aspirations sans subir de domination quelconque.

L’exposition à cet égard est riche en illustrations et modèles divers avec, en particulier, une merveilleuse collection de figurines de mode datant de 1900. À bon droit, Anthony Galluzo peut résumer ainsi ces mutations dans l’espace public dans le catalogue de l’exposition : « Le grand magasin est devenu l’agent de l’émancipation féminine bourgeoise, ou plutôt l’émancipation féminine a été l’instrument de sa prospérité ». Dans la même veine, les petits films publicitaires retraçant l‘histoire des grands magasins font sentir de manière saisissante l’évolution de l’image de la femme dans la société tout au long du XXe siècle, depuis les tenues couvertes des pieds jusqu’au cou des années 1870 jusqu’au corps libéré un siècle plus tard.

Évolution des techniques de vente

Si les amateurs d’histoire architecturale sont comblés, les amateurs de commerce ne sont pas laissés pour compte : l’exposition retrace l’évolution des techniques de vente depuis les premiers prix affichés, les petits prix généralisés, les soldes, les promotions, jusqu’au marketing moderne. Elle évoque l’évolution de l’accueil et des circuits de déambulation (invention de l’ascenseur puis des escalators), les facilités d’achat depuis la centralisation des caisses jusqu’à la prise de commandes, les services de livraisons et aujourd’hui les ventes numériques.

Elle rappelle enfin toutes les techniques successives de présentation – rayonnage, étalage, éclairage naturel, lumière électrique, dispositions et compositions, vitrines, animations – qui s’apparentent à de véritables mises en scène : « Certains articles présentés comme des œuvres d’art rendent évidents les liens entre étalages et musées », peut ainsi écrire Éric Monin dans le catalogue de l’exposition, retrouvant la phrase célèbre d’Andy Warhol : « Un jour tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront de grands magasins. »

Réhabilitation de l’histoire culturelle

Cette prédiction est au cœur des politiques de réinvention des grands magasins actuels. C’est bien en effet dans la réhabilitation de l’histoire culturelle de ces lieux que s’organise la reconquête du public. Après des années de concurrence avec les centres commerciaux de périphérie et les complexes multiples de banlieue, les grands magasins renouent avec leur tradition de bâtiments grandioses, confiés aux plus grands architectes de notre temps, dans une localisation de centre-ville, à proximité des lieux historiques (politique, financier, culturel), en direction d’une clientèle aspirant à la distinction et à l’originalité, lui offrant une expérience totale, esthétique, sensorielle, sociale et commerciale.

Mettre en avant son patrimoine culturel est plus que jamais l’argument majeur des plus grands : le Bon Marché, la Samaritaine, les Galeries Lafayette, le Printemps. Chacun fait la promotion, qui de son dôme et de ses vitraux, qui de son style art déco ou de ses ferronneries d’art. Depuis peu, des événements culturels (spectacles, concerts, expositions) y ont lieu, et l’accueil même de cette « Saga des grands magasins », à la Cité de l’architecture et du patrimoine au palais de Chaillot tient lieu de sacre et de reconnaissance.

P. C.

Exposition « La saga des grands magasins », Cité de l’architecture et du patrimoine, palais de Chaillot, Paris 16e, jusqu’au 6 avril 2025.

La saga des grands magasins, catalogue de l’exposition, commissaires : Isabelle Marquette, Elvira Férault, Christelle Lecoeur, Cité de l’architecture et du patrimoine éditeurs, 2024.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Pascal Caglar
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