Allons au musée d’histoire !
« Le musée est le seul lieu du monde qui échappe à la mort »,
André Malraux, « La Tête d’obsidienne », Les Voix du silence, 1968.
La sortie scolaire est une expérience d’apprentissage et un temps social « plein » souvent plébiscitée par les élèves comme par les enseignants. Qui ne garde pas un souvenir ému de la découverte d’un de ces lieux magiques où s’est jouée l’ouverture vers un monde, une époque, dans l’ambiance particulière d’une sortie hors de la classe, une parenthèse dans l’école ?
Cette expérience est l’occasion pour l’enseignant d’asseoir son magistère en montrant son savoir hors les murs de la classe et pour l’élève, le temps de rencontre avec un lieu nouveau, souvent synonyme de changement, de surprise et d’émotion(s). Événement dans le rituel de la classe, la sortie scolaire, lorsqu’elle présente un caractère pédagogique, est également l’occasion de situations d’apprentissage inédites.
Une récente étude dirigée par Sylvain Antichan, Sarah Gensburger, Jeanne Teboul, et Gwendoline Torterat, Visites scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale, permet de faire le point sur ce sujet.
L’expérience de la sortie collective
La visite apparaît pour les enseignants comme un temps de respiration, un temps d’apprentissage différent du cours pour mieux y revenir, l’expérience d’une sortie collective pensée comme bénéfique au groupe et à chaque individualité.
La visite au musée d’histoire s’inscrit dans ces mécanismes complexes. Le musée d’histoire, à la différence du musée d’art, se veut construire un lien fort entre le présent et le passé. Il porte en lui une vocation mémorielle et historique puissante. Mais le maître a-t-il bien conscience de tout ce qui se joue dans cette découverte ?
C’est à cette question et à quelques autres que s’attachent des chercheurs du Labex Les passés dans le présent de l’université de Paris-Nanterre et de la Bibliothèque de documentation international contemporaine (BDIC) à l’occasion des expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale.
À travers une enquête sociologique stimulante, les auteurs de Visites scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale, proposent une réflexion fondée sur la visite au musée d’histoire. Les auteurs ont pu suivre un panel d’enseignants et d’élèves dans leur(s) usage(s) du musée d’histoire de la Première Guerre mondiale. Occasion de réfléchir plus largement sur les pratiques scolaires du musée, leur intérêt comme leurs limites. Les enseignants, usagers du musée, y trouveront de quoi nourrir leur pratique et les autres, de quoi faire naître un désir de musée.
Comprendre les enjeux de la visite au musée d’histoire
Depuis une vingtaine d’années, la visite au musée d’histoire s’est largement démocratisée dans le cadre des pratiques scolaires. Programmée à l’occasion d’un projet transverse annuel ou lors d’un projet disciplinaire (plutôt historien), elle s’inscrit dans la politique institutionnelle de l’Éducation nationale d’offrir à tous les élèves durant leur scolarité, un Parcours d’éducation artistique et culturelle (PÉAC), mais également un Parcours citoyen, tous deux fondés sur la construction d’un imaginaire et d’un passé partagé.
En parallèle, on sait combien les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale sont propices à une réflexion tout azimut sur les usages de la mémoire et de l’histoire dans nos sociétés contemporaines. Combien elles sont aussi un laboratoire de pratiques pédagogiques qui engagent non seulement la discipline historique, mais aussi l’école et ses projets transverses.
La visite au musée d’histoire (comme aux archives) s’est trouvée au cœur de nombreux projets pédagogiques commémoratifs. La transmission de repères communs en direction de la « jeunesse » en constitue un enjeu majeur. La présence du passé aujourd’hui et le rôle qui lui est assigné, s’entend comme une donnée pédagogique fondamentale dans l’apprentissage des élèves ; l’école jouant le rôle de médiateur civique de savoirs et de savoir-être.
Dans ce contexte, le musée d’histoire est devenu le meilleur allié de l’école. L’offre muséographique se pense comme le médium nécessaire entre le présent et le passé et vise explicitement le public scolaire, notamment dans son principe de narration. Devenu memorial museum, l’objectif du musée d’histoire est d’exposer le passé par le biais d’objets à des fins de connaissances, de culture patrimoniale et de formation citoyenne, alors même que le lien direct de notre société au passé se distend au profit d’un « présentisme » vide de sens historique.
Un premier chiffre s’impose : 75 % des enfants sont allés au musée dans le cadre scolaire. Services éducatifs et pédagogiques ont fleuri, offrant ateliers, parcours de visite « clés en main », ressources pour les classes de tous les niveaux et journées de formation à destination des enseignants. À l’instar des archives départementales, il est question de retisser par la médiation scientifique et souvent pédago-ludique (au bon sens du terme), le présent avec le passé, ou le passé avec le présent.
Les auteurs soulignent ce rôle social assigné aux musées d’histoire : le public présent dans le musée plébiscite la présence d’élèves et apprécie de voir des « jeunes » s’intéresser ou être intéressés par leur histoire.
De l’émotion à la transmission
Au cœur du questionnement des auteurs donc, six musées d’histoire de la Grande Guerre et expositions qui y furent réalisées entre 2014 et 2016 à l’occasion des commémorations du Centenaire. Ils apparaissent comme les lieux idoines permettant d’étudier les mécanismes d’apprentissage du passé à l’œuvre à travers les liens tissés entre le lieu, les objets et images exposés, les élèves. Les auteurs se penchent sur le déroulement des visites scolaires, de leur préparation par les enseignants (qui développent face à l’enquêteur une posture savante et critique) ; à la réception par les élèves (pendant et après la visite).
Retenons que les enseignants consommateurs de musées d’histoire attendent dans les parcours proposés des éléments familiers du cadre de la classe, susceptibles d’être tout de suite mobilisés dans le traitement du programme ou du projet. Les enseignants recherchent dans le musée des outils efficaces de médiation du passé. Il apparaît que l’image d’archives est recherchée pour sa valeur pédagogique, en tant que telle ou dans le cadre d’artefacts ou de dispositifs de présentation scénarisés. « Les photos de tranchées » permettent ainsi « d’expliquer ce qu’est une tranchée » pour l’enseignant (p. 38). La visite au musée prolonge en ce sens les commentaires de documents, notamment visuels, couramment utilisés en classe (p. 78).
Les élèves deviennent à cette occasion des visiteurs. Ce changement de statut transforme leur rapport au lieu, au savoir, au groupe. Les auteurs évoquent ainsi les pratiques sociales du musée par les scolaires à travers différentes entrées thématiques comme la place de l’émotion, des attitudes normées du corps ou de la réception différentiée par le genre. La posture de l’élève apparaît comme un enjeu majeur dans le processus attendu de transmission. Elle ne va pas de soi tant le cadre spatial du musée est vécu sur le mode de la nouveauté et de la surprise.
Les codes corporels et réactifs échappent à l’habitus scolaire traditionnel des élèves. La gêne ressentie face à l‘immersion dans l’histoire se répercute dans les rires nerveux, l’isolement ou la fragmentation constante des groupes. La modernisation des outils de médiation, comme la mise à disposition des traces du passé à partir de dispositifs numériques, joue un rôle pour le moins… paradoxal :
« Ils sont plébiscités dans la mesure où ils permettent de s’extraire de l’exposition. Ils permettent de se soustraire à cette situation sociale incertaine requérant la tenue et la retenue des corps, malgré la posture debout. »
Les garçons focalisent davantage leur attention sur les objets, alors que les filles se tournent vers l’image et les photographies. L’enquête sociologique chemine ainsi vers la réception sexuée du musée ou de l’exposition. Filles et garçons, dans le cadre du groupe et des groupes de visite, appréhendent-ils le musée, la visite de la même manière ? Les auteurs soulignent, avec quelque regret, le « conformisme au rôle social genré » (p. 105).
Un chapitre instructif montre le rôle central de l’émotion dans le processus de transmission en relation avec la notion de « citoyenneté affective ». L’émotion suscitée et ressentie par les élèves peut rendre le document significatif et créer de l’intérêt. Enseignants et médiateurs utilise ce mécanisme dans le but d’attirer l’attention ou de créer du sens. Pourtant, l’émotion souhaitée par les adultes n’est pas forcément ressentie comme telle par les élèves. Elle est parfois en décalage total et peut nuire à l’apprentissage. En revanche, le rire, souvent décrié par les enseignants, peut permettre à certaines occasions une mise à distance infantile nécessaire qui signifie finalement aussi l’intérêt du jeune public pour l’objet ou l’image, et leur appropriation.
Une expérience polysémique
Les auteurs posent enfin la question de l’acquisition de connaissances à l’occasion de la visite au musée. N’est-ce pas là la sacro-sainte attente du professeur engagé dans le cadre de son programme disciplinaire ou de son projet pédagogique? L’expérience polysémique de la visite du musée d’histoire ne peut se penser et se mesurer à cette seule donnée, comme un « succès » ou comme un « échec » (p. 144).
L’enquête montre que ce n’est pas tant le contenu du musée qui suscite l’intérêt des élèves, que la prise de conscience de l’importance de l’acte social (et civique) de la visite. Ainsi, la visite au musée doit se penser aussi (avant tout ?) comme un acte de transmission du vivre-ensemble et doit aussi être investi de la sorte par les enseignants qui s’y adonnent. Sous peine de ne retenir qu’un sentiment de semi-échec…
Ainsi décortiquée, la visite au musée d’histoire apparaît sous un jour nouveau. Elle interroge sur la nécessité de prendre en compte les spécificités des visites scolaires et, en contrepoint, incite aussi les enseignants à aller au musée dans une démarche d’autant plus novatrice, qu’elle saura prendre en compte les mécanismes qui s’y jouent.
Le musée d’histoire est un lieu de vie. La visite scolaire permet aux élèves de découvrir un lieu de transmission culturelle et scientifique majeur, souvent neuf pour eux. L’enquête passionnante présentée ici permet d’en mesurer tout l’intérêt. Elle nous invite à investir le musée d’histoire avec le bonheur d’ouvrir à nos élèves d’autres horizons.
Alexandre Lafon
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• « Visites scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale », dirigé par Sylvain, Antichan Sarah Gensburger, Jeanne Teboul et Gwendoline Torterat, La Documentation française, 2016, 176 p.
Principaux sites consacrés à la Première Guerre mondiale
• Musée de la Grande Guerre, rue Lazare Ponticelli, 77100 Meaux
• Historial de la Grande Guerre, château de Péronne, place André-Audinot, 80200 Péronne.
• Musée de la Somme, rue Anicet-Godin, 80300 Albert.
• Musée du Chemin des Dames, Chemin des Dames, 02160 Oulches-la-Vallée-Foulon.
• Musée franco-américain du château de Blérancourt, 02300 Blérancourt.
• Ossuaire de Douaumont, 55100 Douaumont.
• Musée mémorial, Le Linge 1914-1918, 86, rue du Général-de-Gaulle
68370 Orbey.
• Musée du Fort de la Pompelle, RD 944 route de Châlons-en-Champagne, Reims, Puisieulx.
• Musée de l’Armée, Hôtel national des Invalides, Paris.
• Musée du Poilu, Sivignon.
• Musée 14-18 de Villeroy, 1, rue Charles-Péguy, 77410 Villeroy.
• Musée Franco-Australien 9, rue du Victoria 80800 Villers-Bretonneux.
• Lens 14-18 Centre d’Histoire Guerre et Paix, 102 rue Pasteur, 62153 Souchez.
• Verdun Centre mondial de la Paix, des libertés et des droits de l’Homme, place Monseigneur-Ginisty, 55105 Verdun.
• Mission du Centenaire.
Labellisé par la Mission du Centenaire, ce dossier de « l’École des lettres » propose plusieurs angles d’approche pour explorer un immense champ de lecture, des romans et récits écrits au cœur même du conflit à ceux qui, de nos jours, interrogent encore le cataclysme.
Ce dossier prolonge une série d’études de l’École des lettres sur la littérature et la guerre consultables dans les Archives.
Il est régulièrement augmenté de contributions liées aux recherches suscitées par la commémoration du conflit.