Gustave Caillebotte au musée d’Orsay : savoir regarder autour de soi
Par Philippe Leclercq, critique
Des soldats rêveurs, des hommes au travail ou en pleine pratique sportive, les transformations de la capitale : une centaine d’œuvres présentées au musée d’Orsay donnent à voir ce que l’impressionniste aimait, son entourage, son environnement.
Par Philippe Leclercq, critique
Près d’une centaine de toiles et dessins, quarante photographies, divers documents, des vêtements et accessoires de mode sont réunis au musée d’Orsay pour célébrer les 130 ans de la mort du peintre Gustave Caillebotte (1848-1894). L’exposition n’est pas une rétrospective. Sous-titrée « Peindre les hommes », elle attire l’attention sur l’une des singularités de l’artiste impressionniste qui ne peignait ni pour plaire, ni pour répondre à des commandes. Fils d’un riche industriel fournisseur de l’armée et propriétaire d’immeubles, Gustave Caillebotte ne courait après aucun argent et pouvait se permettre de choisir ses sujets. Il ne peignait, en somme, que ce(ux) qu’il aimait : son environnement, ses frères et amis, beaucoup d’hommes avec qui il aimait passer du temps. Les œuvres, présentées pour l’occasion, laissent donc voir des messieurs occupés à discuter ou à jouer aux cartes dans des cafés ou salons, des sportifs, des ouvriers au travail ou des bourgeois en promenade, toujours plus ou moins désœuvrés. Ou encore des soldats de la guerre de 1870 et du siège de Paris. De sombres événements dont le jeune peintre fut non seulement témoin, mais également acteur.
Soldats rêveurs
Ses souvenirs de mobilisation accueillent le visiteur. La récente défaite de 1871 ayant passablement abîmé l’image du héros vainqueur et viril prêt à mourir pour la patrie, ce ne sont pas à de furieuses scènes de bataille que l’artiste donne d’assister, mais à des moments quasi bucoliques, tendres et rêveurs. Caillebotte montre ainsi des soldats au repos, en train de dormir, bras croisés ou les mains dans les poches, ou encore fumant nonchalamment une cigarette. On perçoit déjà là l’étrange forme d’absence de l’être, l’esprit ailleurs, vaguement méditatif et grave, que l’on ne cessera de retrouver dans la suite de son œuvre. Leur composition est réaliste ; la taille des petits soldats ne manque pas d’ironie. En tout cas, leur oisiveté prosaïque (l’un d’eux est même en train de poser culotte), le temps suspendu de la débâcle et leur distribution dans l’espace du cadre surprennent et amusent à la fois. Le contraste de leurs pantalons rouge sang sur le fond vert de la nature environnante où ils se situent, ne laisse, pour le coup, aucune ambiguïté sur les intentions critiques de l’artiste à l’égard de la guerre.
Torsion de la perspective
C’est dans une France revenue à des temps pacifiés que l’exposition entraîne ensuite. Caillebotte s’est mis à peindre la ville et tous les signes de la modernité qui la parent désormais en cette fin de siècle industrieuse. Comme Émile Zola (qui ne goûtait, par ailleurs, guère sa peinture), l’artiste se fait le chroniqueur de l’histoire de son temps. Ses contemporains deviennent les acteurs et modèles d’un monde qui change et qu’il scrute de façon étonnante, novatrice. Un peu à la manière d’un photographe, d’un observateur-témoin haut perché, en surplomb d’un balcon ou d’une fenêtre à l’étage (le fameux Jeune Homme à sa fenêtre, 1876), ou en retrait, à distance de son sujet pour en tirer le meilleur parti – le décor moderne tout aussi signifiant que les hommes et les femmes qui le peuplent.
Le peintre a sa manière bien à lui d’orienter le regard : il multiplie les lignes de fuite et oblige l’œil à circuler dans la totalité de la toile. Il tord les perspectives ou leur donne de la vitesse, conférant à l’ensemble d’étranges effets qui lui permettent de traduire sa pensée. Dans Intérieur, femme lisant (1880), par exemple, sa compagne, Charlotte Berthier, occupe le premier plan, tandis qu’un homme présent au fond, occupé à lire dans un grand sofa, apparaît ridiculement minuscule. L’hommage à la femme aimée, qu’il n’a jamais épousée (Caillebotte était opposé à toute forme de convention sociale), apparaît comme une évidence.
Regard concentré
L’espace urbain, et Paris en particulier qu’il habita jusqu’en 1888, est un de ses sujets de prédilection. En quête permanente de découverte et d’innovation, l’artiste se passionne pour les transformations de la capitale, ses immeubles, ses boulevards, ses quartiers, comme dans le fameux Pont de l’Europe (1876-77). Lequel témoigne, par la composition du cadre et des surcadrages, le resserrement des lignes de fuite et le jeu des regards, d’une construction inédite, préfigurant le cinéma. Le tableau aux tons bleu-gris montre trois hommes de dos et de profil – deux bourgeois et un ouvrier –, tassés dans la partie gauche du cadre ; l’autre moitié, barrée par les poutres métalliques du pont, laisse voir les rails et le hall de la gare en contrebas. À quoi pensent-ils, ces hommes issus de milieux différents, les yeux portés sur les voies enchevêtrées ? Quel regard respectif portent-ils sur la marche du progrès ?
Dans les rues, ça peint (Peintres en bâtiment, 1877), dans les riches intérieurs ça ponce (Les Raboteurs de parquet, 1875). Caillebotte peint le monde des ouvriers au travail, le corps tordu et luisant de sueur, soumis aux exigences d’une société avide de confort et d’hygiène dont il rend compte dans Homme s’essuyant la jambe (1884). La ville moderne devient décor et lieu de promenade, par beau temps (Le Pont de l’Europe, 1876) ou temps pluvieux (Rue de Paris, temps de pluie, 1877). Le temps libre du bourgeois permet, lui, de se tenir à distance des mutations de l’époque et de s’en faire le spectateur discret (Boulevard vu d’en haut, 1880, dont l’audacieuse composition plongeante préfigure les Nabis). Les hommes de Caillebotte affichent tous des mines sérieuses, graves, puissamment concentrées. Jamais ils ne sourient. Assis ou debout, à l’arrêt dans la rue ou du haut d’une fenêtre, ils semblent cependant moins méditatifs que désireux de comprendre la vie qui s’agite autour d’eux (Un balcon, boulevard Haussmann, 1880). Montrées souvent de dos (un des principaux motifs de l’œuvre de Caillebotte), ces silhouettes d’hommes sont des doubles du peintre, sorte de relais de son œil inquisiteur, qui fouille et cherche à traduire ce qui le relie au monde.
Peintre novateur
Le temps libre des riches Parisiens est aussi à la découverte des loisirs dominicaux et des vertus sportives. La troisième partie de l’exposition révèle la place qu’ils ont occupée dans la vie de Caillebotte, lui-même amateur d’aviron et fameux régatier. Comme lui donc, les beaux jours venus, le bourgeois moderne troque sa vareuse ou sa redingote et son chapeau haut-de-forme pour un habit de bain, et quitte les pavés de la capitale pour les bords de quelque cours d’eau. Ceux de l’Yerres par exemple, où le peintre possède une villa, lui permettant de s’adonner à quelque Partie de bateau (1877-1878). Là, dans le soleil et sur l’eau, les rameurs deviennent de vrais athlètes (Canotiers ramant sur l’Yerres, 1877). Le peintre, posé à l’une des extrémités des embarcations, invente des plans qu’au cinéma on appelle en « caméra subjective », inspirés de la photographie que l’un de ses frères, Martial, pratiquait assidûment. Il fait ainsi partie de l’action, mêlé au plaisir du geste et assis dans un espace qui n’autorise aucun recul (Canotiers ramant sur l’Yerres, 1877). La position et l’effort des corps, arrosés de couleurs et de lumière, apparaît comme un envers de la peine physique des raboteurs de parquets, la chair blême et luisante de sueur.
En s’emparant de ce thème inédit du sport, le peintre donne le sentiment de s’écarter des préoccupations de son groupe d’artistes et amis tels que Pissarro et Monet. Il n’en est, à vrai dire, rien. La joie nouvelle de la dépense physique est indissociable de la volupté ressentie au contact sensuel de la nature qui environne les rameurs, et qui leur est un écrin vibrant d’air, d’herbe et d’eau. La touche lisse, au rendu quasi rétinien, du peintre de la ville redevient ici plus visible, plus fragmentée, d’un empâtement plus palpitant. Plus impressionniste. D’un impressionnisme qui brille également d’une lumière plus intense dans ses peintures de jardins et de fleurs cultivées dans sa propriété du Petit Gennevilliers où, passionné d’horticulture comme Monet, Caillebotte avait fait construire une serre chauffée (Les Soleils, jardin du Petit-Gennevilliers, 1885).
Passablement orientée vers la supposée homosexualité de l’artiste, que les chercheurs des études de genre américaines questionnent depuis quelques années (question bien oiseuse), cette exposition à la fois chronologique et thématique est avant tout l’occasion de revoir un formidable ensemble d’œuvres de l’un des peintres les plus novateurs de son époque.
P. L.
L’exposition « Gustave Caillebotte. Peindre les hommes » se tient au musée d’Orsay (Paris, 7e) jusqu’au 19 janvier 2025. Tous les jours de 9h30 à 18h, sauf le lundi. Nocturne le jeudi jusqu’à 21h45.
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