« Welcome in Vienna », trilogie de Georg Stefan Troller et Axel Corti
Georg Stefan Troller, journaliste vedette de la télévision allemande, habitait depuis longtemps en France, d’où il présentait un « Journal parisien » très populaire.
Ses spectateurs le prenaient pour un Français et lui se faisait passer pour Alsacien.
L’écriture de Dieu ne croit plus en nous, le premier film de la trilogie Welcome in Vienna, réalisée par Axel Corti au début des années 80, l’a fait replonger dans son passé de juif autrichien.
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« Dieu ne croit plus en nous »
Il y dépeint, après 1938 et la Nuit de cristal, la fuite sans fin, de pays en pays, d’une foule de juifs viennois parmi lesquels Ferry Tobler, un adolescent qui vient de voir tuer ses deux parents, premier alter ego de Toller, et un couple avec lequel il s’échappe. Ils fuient de Prague à Paris, où ils sont arrêtés et internés par les autorités françaises dans le camp de rétention de Saint-Just-en-Chaussée, puis ils profitent du chaos qui suit l’invasion allemande, pour tenter de rejoindre Marseille et de s’embarquer pour les États-Unis.
Une fois de plus c’est une œuvre de fiction faite de souvenirs personnels qui explique l’Histoire mieux que n’importe quel document. Une scène clé de cette première partie explique sa force : caché au sous-sol de son immeuble, Ferry assiste, à travers un soupirail, à l’arrestation de ses voisins et aux humiliations subies par les premières victimes juives. Puis il monte voir son père, étendu sans vie sur un lit. Le regard de ce « spectateur aux grands yeux d’enfant » implique d’emblée tous les publics et permet de s’identifier aux destins individuels de ceux qui sont pris comme des rats dans les filets de l’Histoire.
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« Santa Fe »
Comme la série Holocaust (1978), ce film, diffusé en 1982 sur les chaînes allemande et autrichienne, a rencontré un tel écho qu’une suite a été mise en chantier. Santa Fe commence en 1940 avec l’arrivée difficile et l’installation à New York de Freddy Wolff (Gabriel Barylli), au milieu d’une petite communauté d’émigrés sans le sou. Ferry, lui, se noie avant de débarquer en tentant de sauver une femme qui s’est jetée à l’eau, ce qui crée le lien avec la partie précédente et passe le témoin au second alter ego de Troller.
Tous errent comme des âmes en peine en quête de nourriture dans la ville, peinte comme un tableau expressionniste, avec ses angles aigus et sa sombre silhouette menaçante. Naguère persécuté en Autriche en tant que juif, puis stigmatisé comme immigré à New York, Freddy est assimilé à l’ennemi allemand dès l’entrée en guerre des États-Unis. Il décide alors de s’engager dans l’armée américaine pour regagner l’Europe et combattre le nazisme.
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« Welcome in Vienna »
Welcome in Vienna, troisième volet du triptyque, fait le récit du retour tragique en 1944 de Freddy, nostalgique, dans sa ville natale. Vienne est en ruines et divisée en quatre zones, le marché noir y règne, maîtrisé par des nazis, alors que l’Autriche se présente comme une victime innocente du nazisme et refuse d’y admettre sa participation. Freddy, dont le point de vue domine l’action des deux dernières parties, incarne l’« archange », le candide, le naïf nécessaire pour mettre en lumière l’absurde de la situation et les compromis de l’avant et de l’après-guerre.
Son étonnement devant la confusion qui règne partout nous permet de distinguer les différentes conditions des juifs, les uns arrivistes et prêts à profiter de toutes les occasions, comme son ami George Adler, intellectuel de gauche berlinois, les autres honteux de tels comportements et de leur pays au point de souhaiter retourner aux États-Unis. Tous deux découvrent les horreurs nazies, l’antisémitisme qui règne jusque dans leurs rangs et l’hypocrisie générale. Une lumière crue met en évidence le mélange indistinct de victimes et de bourreaux.
Freddy est entouré de personnages tragiques ou burlesques, inoubliables par la présence que leur confère la mise en scène, notamment dans le milieu théâtral, le plus ouvert aux concessions. Le théâtre, la littérature, ont en effet toujours joué à Vienne un rôle central. Dans le film, ils ont une fonction politique de culture-alibi qu’il a fallu défendre malgré tout sans trop regarder aux idées plus ou moins fascistes des metteurs en scène ou des acteurs. Nazis ou pas, seul le talent et le professionnalisme comptent. On comprend que le film ait été froidement accueilli en Autriche en 1986, après l’élection controversée de Kurt Waldheim à la présidence autrichienne.
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Le théâtre comme réalité sociale
et comme métaphore de la tragédie
Les trois volets, d’un superbe noir et blanc, mêlent très habilement les documents d’archives aux séquences mises en scène, avec une ponctuation par fondus au noir. La Shoah y est traitée par allusion, presque par omission. Elle est le fond sur lequel se détache l’histoire des Juifs les moins malheureux, qui, pour fuir les camps, sont devenus d’éternels errants. Leur errance prend une dimension biblique et ontologique, comme si le film racontait l’un des nombreux exodes du peuple juif et éclairait ainsi leur présence douloureuse au monde.
Le petit monde de l’émigration, qui réunit dans le même sort le peuple des ghettos et les intellectuels, est dépeint sans concessions, sur un ton désespéré et grinçant à la fois, qui lui donne par moments une allure kafkaïenne, et tantôt évoque le cinéma de Lubitsch, par sa propension aux bons mots de l’humour juif, sa vision à la limite du comique et le rôle clef qu’y joue le théâtre, à la fois comme réalité sociale et comme métaphore de cette dérisoire tragédie mondiale. En donnant des corps et des noms à tous ces émigrés inconnus, Troller confère vie au passé et chair à l’Histoire.
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Un cauchemar collectif en partage
Le pouvoir de sidération de cette trilogie tient à l’opacité d’une représentation qui impose une vérité incompréhensible en nous invitant à partager un cauchemar collectif. Le montage, qui fait alterner sans heurts les plans d’ensemble des archives et les plans rapprochés des êtres de fiction, fait naître des séquences à la fois vraies et fantomatiques, qui créent une impression de réalité hallucinante.
Par leur grain, par leur présence symbolique plus que par leur contenu, les images s’imposent à nous et nous habitent. Les personnages continuent à nous hanter. Pathétique, tragique, grotesque, baigné de désespoir et quelquefois de cette culpabilité invincible des survivants, Welcome in Vienna est une œuvre majeure, d’une valeur esthétique incontestable et d’une utilité pédagogique certaine pour comprendre la deuxième guerre mondiale.
Anne-Marie Baron
je suis enthousiasmée par cette trilogie ! j’en ai regardé un par jour !
et le commentaire deTroller est émouvant !
bravo et merci pour ce morceau de bravoure !
Ah si tous les critiques de films pouvaient écrire des papiers aussi justes et aussi clairs. Merci.
Excellente critique du film qui met bien en relief l’intérêt historique et la facture du film. Et écrite dans un style élégant.
Merci aussi pour les rapprochements avec d’autres oeuvres cinématographiques.