« Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile », de Nicola Gardini
Le plaisir que procurent certains livres est celui de nous ouvrir des bibliothèques, de donner soudain envie d’entrer dans une librairie, ou de constituer des listes de lectures à faire.
Si l’on devait prendre appui sur ce Vive le latin que consacre Nicola Gardini à la langue qu’il enseigne, outre la littérature italienne de la Renaissance, on mettrait en tête Sénèque, suivi de Lucrèce et d’Horace puis de Tacite. Mais on ajouterait aussitôt Virgile, Cicéron, Ovide… bref, on aurait de quoi lire pour longtemps.
Son essai publié au printemps dernier fera une excellente lecture pour la rentrée. Il n’a pas d’âge et est aussi beau et inutile que ce dont il parle : la littérature des anciens Romains.
Une langue morte et inutile, le latin ?
Nicola Gardini aime le latin depuis l’enfance, et donc le collège. Traduire des versions était son plaisir et il a très vite gagné en aisance pour ce faire. Aujourd’hui, il lui arrive d’envoyer des courriels ou des messages dans cette langue qu’on dit morte, terme sur lequel il s’arrête, comme celui d’inutile, en conclusion de son plaidoyer. Mortes en effet, bien des paroles le sont, que nous échangeons chaque jour, sans souci de la forme, sans plaisir de la langue, surtout. Et inutile, le latin l’est pour celles et ceux qui croient tout savoir, qui vivent dans l’immédiat et sans réel goût pour la beauté.
Or, comme l’écrit Hertha Muller, la romancière d’origine roumaine et prix Nobel, dans la laideur de l’État totalitaire dirigé par Ceaucescu, c’est « la beauté de la phrase » qui l’a sauvée. Ce n’est pas là pur esthétisme.
Si donc ce livre s’adresse à des lecteurs, dont on trouve une liste page 19, on pensera surtout à ceux qui ne sont plus capables de prendre de la distance, de mesurer l’importance des héritages et surtout d’exprimer la nuance par un lexique varié, par une syntaxe claire et vivante. Donc aux nombreux hommes politiques qui usent des réseaux sociaux ou des « gazouillis » instantanés pour annoncer un événement, émettre un jugement ou plus rarement, penser. Les lecteurs ne devraient pas manquer.
Un historien de la littérature et un linguiste
Nicola Gardini tient au lien entre ces deux activités, trop souvent séparées dans l’enseignement italien (et peut-être français ?), enseignement qui fait de l’apprentissage un exercice fastidieux, proche des mathématiques dont le latin constituerait un équivalent. Le latin se résumerait dès lors à une logique à acquérir. Son enseignement serait, sinon, une sorte d’Histoire lointaine, qui ne nous apprend rien sur nous. La démarche de l’auteur vise au contraire à montrer comment la langue – syntaxe comme lexique, choix des figures rhétoriques ou de registres divers – révèle ou traduit une sensibilité, met en relief une complexité de pensée et d’émotion qui nous touchent encore.
Partons du plus simple : César. De sa rigueur, de son refus des exceptions, des singularités. Gardini évoque l’«architecture grammaticale » qu’il élabore. Il voit dans La Guerre des Gaules, « l’aventure d’une langue qui recrée le monde par l’arithmétique et la géométrie ». Dans un domaine assez proche, on ne saurait comprendre la syntaxe raffinée et précise de Cicéron sans se rappeler que l’avocat et orateur passe sa vie à entretenir des relations avec les autres, à argumenter, discuter, négocier. Le but de sa rhétorique est l’« écoute d’autrui ». Et « bien parler (ou écrire) c’est être bon », explique Gardini.
Comment devenir un bon écrivain ?
Il existe des écoles de scénaristes mais la lecture de Tacite ou de Tite-Live n’est pas à négliger : le premier incarne la quintessence du latin : « densité, efficacité, plénitude, clair-obscur ». Qu’on relise l’épisode de l’assassinat d’Agrippine tel qu’il figure dans le livre, pour s’en rendre compte. Chez le second, on mesurera l’art du « climax », propre au suspens tant apprécié. Dans la phrase, l’écrivain cherche à la fois les « résonances émotives et psychologiques ».
L’essai ne suit pas la chronologie de la littérature latine. Il part de thèmes, de motifs, parfois d’un simple mot. On s’amusera beaucoup au chapitre consacré à Catulle et à son « sens du sexe », même si son désir de puissance n’est plus, politiquement parlant, très correct. On sera touché par le « pouvoir de définir » qui montre pourquoi Lucrèce est notre contemporain, ce que Diderot ou Ponge, parmi bien d’autres, avaient déjà senti.
Le mot ombre, tel qu’il apparaît dans l’œuvre de Virgile, ne nous laissera plus jamais indifférent. Les ombres pas davantage, dont il écrit qu’elles sont « l’existence invisible […] mystère, obscurcissement, pressentiment d’un au-delà, ou plutôt intrusion de l’au-delà ici et maintenant, suivant un rite quotidien dans la descente des ténèbres nocturnes ».
Un pédagogue avisé
Le livre est construit sur les extraits latins, donnés tels quels, situés et surtout commentés avant qu’il n’en propose une traduction (le plus souvent, la traduction des Belles-Lettres, collection par laquelle la plupart des latinistes sont passés). L’auteur s’attache aux détails : un adjectif déplacé, une ellipse, une cascade de participes présents donnent lieux à des commentaires toujours éclairants, même si, comme l’auteur de ces lignes, on a souffert sur les versions latines au point d’avoir renoncé un peu tôt à l’étude de cette langue.
Or la pratique de la traduction est celle de notre propre langue ; elle est recherche du mot juste, de la construction la plus pertinente. Elle est exercice d’ « assouplissement ». On songe ici aux très belles pages de Titus n’aimait pas Bérénice, consacrée par Nathalie Azoulai aux traductions que faisait, collégien à Port-Royal, Racine. Il forgeait sa langue. Lire, traduire, c’est interpréter et comme l’écrit Nicola Gardini, « sans interprétation, il n’y a pas de liberté, et sans liberté, il n’y a pas de bonheur, et on subit n’importe quoi, jusqu’à notre bonne humeur. »
Bonheur, joie, sérénité…
Ces mots reviennent souvent dans le livre de Gardini, sans que pour autant on ait affaire à l’un de ces ouvrages lénifiants qui nous offrent le bien-être en tête de gondole. Le latin est une langue d’hommes rudes, de constructeurs et de conquérants déterminés. Mais aussi de jouisseurs (il n’est qu’à lire les chapitres sur Pétrone ou Apulée). Mais aussi de baroques (avant la lettre) comme Ovide, l’exilé ou Virgile, qui manie l’oxymore, évoquant par exemple un sanglot « qui enflammait les larmes ».
C’est une langue diverse, comme les émotions qu’elle suscite et que nous éprouvons encore, sans toujours pouvoir les dire. Et s’il faut tirer une leçon, une parmi d’autres, on aura envie de se référer à ce qu’écrit Sénèque dans ses Lettres à Lucilius et qu’on ne citera qu’à travers ceci, au hasard (ou presque) : « heureux celui qui ne se laisse pas voler son propre temps ».
Norbert Czarny
• Nicola Gardini, « Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile », traduit de l’italien par Dominique Goust avec la collaboration d’Illaria Gabbani, Éditions de Fallois, 280 p.