"Une séparation", d’Ashgar Farhadi
Un des critères pour définir un bon film ou un film réussi – le jugement est également valable pour un livre – est sa capacité à tenir en haleine, à donner envie de connaître la suite, à surprendre et à captiver par de multiples rebondissements. Sans même parler de sa portée idéologique et de ses qualités techniques, le film d’Ashgar Farhadi, Une séparation, remplit ces conditions.
Certains commentateurs n’ont pas hésité à parler de thriller, ce qui est excessif, mais il est indiscutable que le suspens dramatique est intense.
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Un enchaînement incroyable de faits
Cette atmosphère rythmée et fascinante est obtenue par l’enchaînement incroyable des faits, par la disproportion entre la cause et les effets, mais également par un jeu subtil de dissimulation de la vérité. Le réalisateur, comme un bon romancier, en sait beaucoup sur ses personnages et sur son intrigue. Mais il refuse d’abattre son jeu, de donner les clés. Il semble même prendre plaisir à nous entraîner sur de fausses pistes, à provoquer les retournements de situations les plus invraisemblables – bien qu’ils se rencontrent parfois dans la vie.
Tout commence par une démarche en séparation conjugale – d’où le titre. Après quatorze ans de vie commune, l’épouse veut quitter son mari, sa maison, son pays, l’Iran, et commencer, ailleurs, une nouvelle existence. Le mari, attaché à ses racines et surtout décidé à ne pas abandonner son vieux père atteint de la maladie d’Alzheimer, refuse de suivre son épouse. Dans un premier temps, c’est lui qui conservera la garde de leur fille, âgée de onze ans, qu’il ne faut pas perturber dans ses habitudes et ses études.
À partir de cette donnée, somme toute banale, la machine dramatique se met en route, mue par deux ressorts incontrôlables : les caprices du destin et la propension au mensonge.
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Les caprices du destin et le mensonge
Le premier ressort, appartenant, on l’aura noté, au registre du tragique, guide les péripéties successives de l’histoire : le mari délaissé embauche une femme de ménage chargée de tenir la maison et de surveiller le vieux père ; mais l’état du malade se dégrade et la femme de ménage, fatiguée par sa grossesse, pense abandonner son emploi pour le confier à son mari, puis néglige sa mission en quittant son poste pour une visite chez le médecin.
Le vieillard, laissé à lui-même, est sur le point de succomber ; à son retour, le fils, particulièrement en colère, congédie violemment la femme de ménage, la pousse dans l’escalier lui faisant perdre l’enfant qu’elle porte. Arrestation de l’employeur irascible, retour de son épouse qui tente d’arranger l’affaire, entrée en scène du mari de la femme de ménage qui veut obtenir, par tous les moyens, réparation. Nous supprimons des détails, nous négligeons des étapes, mais nous avons tenté de reproduire le cheminement inéluctable vers la catastrophe.
Une catastrophe aggravée et compliquée par l’inclination des personnages principaux à mentir, ou du moins à arranger la vérité. Nous apprendrons que le désir de séparation de l’épouse était peut-être feint, et qu’elle souhaitait surtout obtenir de son mari un changement d’attitude. Ce mari, lui, fait semblant de croire à la volonté de divorce, tout en évoquant un prochain retour ; plus tard il prétendra ignorer la grossesse de sa femme de ménage, alors qu’il n’en est rien.
La femme de ménage, à son tour, femme pieuse et dévouée (qui redoute de verser dans le péché en faisant la toilette du vieux malade), va négliger de donner quelques révélations et surtout oublie de dire que la fausse-couche dont elle est victime est antérieure à la bousculade de l’escalier. Son mari, cordonnier fruste et brutal, est, bien qu’imprégné de religion, sur le point de se parjurer pour obtenir un dédommagement financier. Jusqu’à la fillette, pourtant intransigeante sur le chapitre de la vérité, qui consentira à donner une version arrangée susceptible de couvrir son père. Le seul à ne pas mentir est le vieillard grabataire et mutique, observateur absent du drame.
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Des acteurs prodigieux d’authenticité
L’intérêt du film ne s’arrête pas là. Il tient encore au contexte, l’Iran actuel, c’est-à-dire un pays tiraillé entre l’aspiration à la modernité et l’attachement farouche à la tradition religieuse. Sans insister, avec simplicité et naturel, Farhadi nous suggère cet autre divorce qui permet d’associer le téléphone portable et le voile islamique, les embarras de la circulation et la référence au Coran. Qui permet aussi d’opposer deux couples, l’un aisé, urbain, économiquement bien intégré, mais en crise, l’autre provincial, uni, pauvre et scrupuleusement attaché à la religion. Le sujet – soucis conjugaux, vieux parent malade, éducation des enfants – peut se dérouler n’importe où dans le monde. Mais la façon de le vivre est spécifiquement iranienne. L’universalité se conjugue à la singularité.
Reste à dire un mot de la maîtrise du cinéaste et du jeu des acteurs. Les deux sont sidérants. Farhadi, adepte de l’ellipse, supprime de son film tout ce qui n’est pas indispensable, laissant à sa caméra le soin de nous fournir les éléments porteurs de sens. De là un montage vif, des plans fugitifs, un rythme soutenu, l’oubli des explications paresseuses au profit de l’exhibition rapide d’indices signifiants.
Quant aux acteurs, collectivement récompensés au festival de Berlin (le film lui-même ayant obtenu l’Ours d’or), ils sont prodigieux d’authenticité. Que ce soit les deux enfants, la fillette de onze ans et la fille de la femme de ménage, ou le vieillard silencieux malade d’Alzheimer, ou encore le juge chargé de l’enquête, ils sont tous criants de vérité. Mais les plus saisissants sont les quatre protagonistes principaux qui nous imposent leur présence sans jamais donner l’impression de réciter un rôle, d’interpréter un personnage.
La critique s’est enthousiasmée pour ce film venu de loin. Elle a eu raison. C’est sombre, c’est dur, c’est cruel. Mais c’est beau et profond comme de l’Eschyle.
Yves Stalloni