Roland Topor, dessinateur de presse et voyageur du livre
Après Topor, dessinateur de presse, publié aux Cahiers dessinés en 2014, Alexandre Devaux présente Topor, voyageur du livre chez le même éditeur. Le premier tome de ce volumineux ouvrage, préfacé par Philippe Garnier, a paru en 2015. Il concerne les années 1960 à 1980. Le deuxième tome vient de sortir en librairie.
Préfacé par Jean-Baptiste Harang, il couvre les années 1981 à 1998, soit un an après la mort de Roland Topor (1938-1997). Ces deux tomes en disent long sur l’homme et sur l’artiste. C’est un peu sa biographie par les livres qu’il a illustrés. Plus que les dessins de presse, contingents de l’actualité, l’illustration révèle ses goûts, son univers. Une grande part d’intime y est dévoilée. Marcel Aymé, Nicolas Gogol, George Sand, Boris Vian, Lawrence Durell, Félix Fénéon, Robert Giraud, les frères Grimm, Emmanuel Bove… La masse des auteurs illustrés, rassemblés ici, donne le vertige.
Avec ce travail raisonné (chaque illustration, présentée chronologiquement, est légendée et chaque volume comporte un dictionnaire des auteurs illustrés, Alexandre Devaux permet au lecteur de cheminer à l’intérieur d’une œuvre aux apparences éparses, mais véritablement cohérente. Alexandre Devaux présente également le théâtre de Topor aux éditions Wombat, et a organisé l’exposition Topor, Morellet, Spoerri : une volonté de distance à la galerie Anne Barrault. Il prépare en outre la rétrospective que la BNF va consacrer à Roland Topor le printemps prochain.
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Entretien avec Alexandre Delvaux
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Ces deux volumes sont-ils exhaustifs ?
J’ai presque tout réuni. Je continue encore à faire des découvertes, notamment parmi les éditions étrangères, et françaises, parfois. J’avais aussi repéré des illustrations que j’ai exclues pour des raisons de place.
Topor pouvait répéter une même idée dans différents dessins, toutes les déclinaisons n’ont pas été publiées.
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Topor a illustré de très nombreux livres dans des genres très différents, des contes de Charles Perrault au poète grec Elias Pétropoulos. Cependant il n’illustrait pas n’importe quoi. Quels étaient ses inclinations ?
Il y a généralement une forme d’absurde chez les écrivains qu’il illustre. Topor se nourrissait d’une culture du surréalisme, de la pataphysique, du bizarre, de l’absurde, du non-sens, de l’humour, du fantastique, de l’imagerie populaire, etc. Il y a donc chez lui une certaine cohérence dans son travail d’illustrateur. Anna Karénine apparaît comme une exception. Ça devait l’amuser de se confronter à un classique.
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On sent chez lui une grande affinité avec les surréalistes belges. Il a illustré Louis Scutenaire, Jean-Baptiste Baronian, Marcel Moreau et en premier lieu André Blavier, fin connaisseur des « fous littéraires ».
Gamin, il s’intéresse aux auteurs qui ont nourri le surréalisme, notamment à ceux de l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Il a également rêvé sur les gravures de journaux de la fin du XIXe et du début XXe siècle. Son père lui a apporté une éducation classique en l’emmenant régulièrement au Louvre. Lycéen, il fait la découverte d’Alfred Jarry.
Puis, étudiant aux Beaux-Arts, il se lie avec le peintre Olivier O. Olivier qui suit parallèlement un cursus en philosophie et dont le professeur, Emmanuel Peillet, est le fondateur du collège de pataphysique [sous le pseudonyme de Julien Torma].
En face des Beaux-Arts la librairie Le Minotaure distribue toutes les revues surréalistes, françaises ou belges. Et aussi la revue Bizarre. Losfeld, qui en est le premier éditeur, est belge, Jacques Sternberg aussi. Ils publient ensemble les surréalistes belges. Avant même de découvrir la Belgique, Topor baigne donc déjà dans un milieu où le surréalisme belge est présent.
Et puis, en 1962, il devient ami avec Freddy de Vree qui vit alors à Paris et qui est très proche du milieu de l’art contemporain et du surréalisme belge. Enfin, André Blavier, qui fait lui aussi partie de la revue Bizarre, est vraisemblablement le premier qui publie Topor en Belgique. Être publié par Blavier signifiait être intégré à un petit milieu de surréalistes et de proches du surréalisme.
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Vous venez d’évoquer l’écrivain et éditeur Jacques Sternberg. Son récit, “L’Architecte”, publié en 1960 chez Éric Losfeld, au Terrain Vague, est le premier livre illustré par Topor. S’en suivra une grande amitié.
Jean-Jacques Pauvert et Jean-Pierre Castelnau (qui dirige la revue Bizarre) sont les premiers à voir les dessins de Topor [Le premier dessin de presse de Topor paraît dans la revue Bizarre en 1958, il n’a que vingt ans]. Quand celui-ci les leurs présente, ils ne tardent pas à les faire découvrir à Sternberg, le spécialiste du dessin d’humour. Sternberg dit lui-même qu’il n’est pas le découvreur de Topor, mais qu’il est son premier promoteur et manager.
C’est souvent Sternberg qui a « arrangé le coup » des premières publications de Topor. C’est lui aussi qui rédige la préface élogieuse du premier livre de dessins de Topor : Les Masochistes, en 1960. Lui encore qui, quand il publie en 1978 une petite biographie de Topor dans la collection Seghers/Humour, explique qu’il a toujours refusé d’écrire des biographies, mais que, lorsqu’on lui a proposé d’écrire une monographie sur Topor – il prétend ne pas savoir ce que veut dire monographie –, il accepte. Parce que c’est Topor. Il l’aimait.
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Pour Fellini, Topor est l’un des plus grands illustrateurs de ce temps. Et il n’était pas le seul : Patricia Highsmith l’admirait tout autant.
Oui, Topor jouissait d’une grande admiration et son œuvre vit encore. Cela dit, je pense que souvent les gens admettront plus facilement aimer Sempé que Topor, même si au fond d’eux c’est le contraire. Socialement c’est plus facile à dire, parce que Topor montre la monstruosité de l’homme, sa médiocrité, son animalité, sa complexité, la proximité quotidienne des présences inconscientes.
Il ne décrit pas des scènes en gardant un regard extérieur et amusé. Il plonge dans la noirceur du monde et il la décrit de l’intérieur. Topor est un traqueur des non-dits qui flottent dans les eaux stagnantes au plus profond de l’être.
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Était-il un moraliste ?
Oui, il l’était, mais de morales plurielles. Comme les morales de Perrault et toutes celles que les fables illustrent. D’ailleurs Topor goûtait particulièrement la forme littéraire de la fable. Ses dessins sont eux aussi de l’essence des fables.
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Dans son travail d’illustrateur il y a des périodes cruciales. Je pense à “Pinocchio”.
Pour Pinocchio, il a fait deux volumes différents. L’un en 1971, un petit tirage diffusé en Italie dans le cadre d’un cadeau d’entreprise de la firme Olivetti, et l’autre en 1995, pour l’éditrice munichoise Gina Kehayoff.
Cette deuxième édition tient du hasard puisque cela devait être une réédition du premier. Sauf que le propriétaire des originaux n’a pas voulu les transmettre à l’éditeur. Topor a donc décidé de refaire les dessins. Avec ce Pinocchio on voit qu’il a une capacité à se confronter aux mythes : au mythe de Pinocchio et aux mythes qui hantent Pinocchio, aux différents fétiches, totems et tabous. Il montre ce que le texte voile. Quand on ment, le sexe s’allonge.
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C’est un peu ce qui fait son originalité en tant qu’illustrateur : ses dessins ne sont pas redondants, il propose plutôt une lecture. C’est une forme de compagnonnage avec l’auteur.
Oui. Il arrive qu’il dévoile ou qu’il mette l’accent sur un détail qui peut être anecdotique ou à peine suggéré dans le texte. Comme s’il éclairait avec sa lampe de poche une petite partie d’une grande fresque, il renverse le sens général ou le souligne. C’est un peu comme lorsque le psychanalyste relève du récit de votre rêve le détail auquel vous n’aviez pas prêté attention et qui s’avère être chargé de significations.
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C’est à partir du premier “Pinocchio” qu’il utilise la couleur dans ses illustrations.
Oui, c’est peut-être sa première série d’illustrations en couleurs. Mais déjà avec Les Escargots [court-métrage d’animation réalisé par René Laloux], il utilise le lavis. C’est très pâle, mais c’est en couleurs. Ce film, commencé en 1963, sortira en 1965. Et puis, alors que jusque là c’est toujours très terreux, très sombre, à partir de La Planète sauvage [long métrage d’animation, également réalisé par René Laloux], sa palette de coloris est plus large.
Je pense que c’est à partir de là qu’il généralise ce travail sur la couleur. Pinocchio est publié en 1971, La Planète sauvage sort en 1973, mais il commence à y travailler dès 1967. Cela dit, Topor employait la couleur depuis longtemps. Ses dessins d’enfant sont en couleur et les tableaux qu’il élabore lorsqu’il est étudiant aux Beaux-Arts également.
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Avec l’utilisation de la couleur on voit qu’il n’abandonne jamais une ancienne technique, en l’occurrence le noir et blanc, pour une nouvelle.
Dès qu’il commence dans une voie il y reste fidèle. Il commence par le dessin de presse et toute sa vie il va dessiner dans la presse. Ensuite il y a l’illustration. Toute sa vie il va en faire. Et puis la lithographie ou les livres un peu gags ou conceptuels. Il y a des périodes ou des personnes, comme Sternberg, qui seront déclencheurs. Il y a rarement de coups d’épée dans l’eau avec lui.
Son grand œuvre, dans le domaine de l’illustration, ce sont les 120 dessins qu’il réalise pour les “Œuvres complètes” de Marcel Aymé. Là, nous sommes typiquement dans ce que Philippe Garnier, le préfacier du premier volume, dit à propos de ces écrivains dont les récits se situent à la frontière du réel. Pinocchio et Marcel Aymé en sont très emblématiques.
Oui. Et ses illustrations pour Marcel Aymé sont également importantes au regard du reste de son œuvre, et de sa vie même. Il raconte dans une interview qu’il avait déjà lu quelques livres de Marcel Aymé qui était la vedette littéraire des années 1950 et du début des années 1960. Dans Arts, quand Sternberg publie ses premiers papiers sur Topor, Aymé fait la une du journal. Au cours des années 1960 et 1970 on s’intéresse beaucoup moins à lui.
Pour Topor l’univers d’Aymé convoquait ses souvenirs d’enfant caché. C’est la période de sa vie où il a vécu à la campagne. À part ça il n’y a jamais vécu, il n’aimait pas ça. Il a gardé de cette lointaine période de sa vie des images fortes de la vie rurale, de ses croyances, ses superstitions, sa vie brutale et rude. Un imaginaire particulier peut se déployer à la campagne qui n’est pas du tout le même que celui des villes. On trouve chez Marcel Aymé un imaginaire du terroir très prégnant et Topor y reconnaît des images, enfouies en lui-même.
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On le voit très bien avec “La Vouivre”, mais aussi chez George Sand, dans “La Mare au diable” qu’il illustre également. Avec la fameuse scène où les trois protagonistes dorment dans la forêt.
Cette édition de La Mare au diable est publiée en 1967. Son fils Nicolas naît en 1963. Les formes des esprits que l’on voit dans le dessin qui représente les trois personnages dans la forêt sont de Nicolas qui a donc quatre ans. C’est la première fois que Topor reprend des formes dessinées par son fils. Après cela revient assez régulièrement.
Un Monsieur tout esquinté est un livre qu’ils ont fait ensemble et dans lequel il n’y a que des dessins de Nicolas. Topor reprend la forme et ajoute des ombres.
Le père et le fils jouaient beaucoup ensemble, ils dessinaient beaucoup et il intègre ça à son œuvre. Il y a une lithographie assez connue, actuellement exposée en Pologne, qui s’appelle Alice à l’intérieur de sa tête. On voit le dessin de Nicolas, un peu travaillé par Roland, et le même repris dans cette grande litho. Il y a des personnages autour d’Alice et on comprend que ce sont des dessins d’enfants, mais ça ne se voit pas au premier coup d’œil et c’est intéressant. C’est encore une piste. C’est fort. Dès que Topor s’engage dans une direction, il en sort quelque chose d’intelligent.
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Que pense-t-il du dessin d’enfant ?
Dans les années 1980 Gallimard publie le catalogue d’une exposition, Images à la page, auquel Topor contribue par un texte intitulé Le Livre pour enfants, un fief de l’art pompier. Il raconte que le livre pour enfants est souvent idiot. Certains sont bons, évidemment, mais la plupart entretiennent un rapport totalement schizophrène à la vie. On y raconte n’importe quoi aux enfants.
Il dit aussi que le XXe siècle invente le dessin d’enfant. Il existe avant, mais on ne le regarde pas. À partir du XXe siècle on s’y intéresse comme on s’intéresse, entre autres, à l’art brut, voire aux dessins des femmes, à ce qui n’était pas considéré avant. Et il trouve assez amusant le fait que dans l’édition pour enfants on ne voit jamais de dessins d’enfants.
• Publications :
“Topor, dessinateur de presse”, Les Cahiers dessinés, 2014
“Topor, voyageur du livre”, volume 1 (1960-1980), Les Cahiers dessinés, 2015
“Topor, voyageur du livre”, volume 2 (1981-1997), Les Cahiers dessinés, 2016
Topor, “Joko fête son anniversaire” (roman), Nouvelles édition Wombat, 2016
Topor, “Théâtre panique”, tome 1, Nouvelles édition Wombat, 2016
Topor, “Théâtre panique”, tome 2, Nouvelles éditions Wombat, 2016
• Expositions récentes : “Planeta Topor”, Abram, Roland, Nicolas, exposition (octobre 2016-janvier 2017) et catalogue, Institut culturel Ars Cameralis, Katowice, Pologne, 2016. Exposition “Topor, Morellet, Spoerri : une volonté de distance”, galerie Anne Barrault, Paris.
• Sur les dessins d’enfants, voir le site du Muz, le musée des œuvres d’enfants, créé par Claude Ponti.