Théâtre et jeunesse – Grandir pour ne pas vieillir
La Comédie-Française a choisi comme fil rouge de la saison 2013-2014 une série de débats sur le thème « Grandir pour ne pas vieillir ».
Le vendredi 28 novembre 2013, au Théâtre du Vieux-Colombier, ce cycle de conférences portait sur la thématique Théâtre et jeunesse :
Comment garder son âme d’enfant au cœur de sa pratique d’acteur ? Comment un art de l’instant, du moment présent, de la contemporanéité, est-il également confronté à la réactivation d’un répertoire ancien, qu’une nouvelle mise en scène va faire ressurgir sous un angle neuf ? Réincarnations et réinterprétations confèrent-t-elles un caractère de jeunesse à cet art si vieux ? Ne peut-on pas dire que le théâtre forme la jeunesse ?
L’École des lettres a demandé à Martial Poirson, professeur des universités en histoire et esthétique théâtrale, qui participait au débat animé par Agathe Sanjuan, conservatrice de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, avec Muriel Mayette-Holtz, administratrice générale, metteuse en scène et comédienne, et Vanasay Khamphommala, comédien, traducteur et metteur en scène, de rendre compte de la réflexion qui s’est organisée autour de trois thématiques : la jeunesse du répertoire, celle du jeu dramatique du comédien et celle de la réception par les publics.
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Les tentatives de rajeunissement du répertoire
Le théâtre repose sur une triple temporalité : le temps de l’écriture du texte ; celui de la fiction de l’intrigue ; celui de la création du spectacle, qui peut lui-même se démultiplier au gré des reprises. Les intervenants ont ainsi été amenés à définir la mise en scène comme une tentative d’actualisation du texte dramatique dans un monde contemporain familier aux spectateurs, par transposition du référent historique lié à ses conditions de création.
Cette modernisation peut tantôt reposer sur une illusion rétrospective, identifiant dans les textes du passé des questions posées par notre temps, quitte à assumer un anachronisme délibéré ; tantôt chercher dans les textes du passé des réponses aux questions posées par notre temps.
L’homme de théâtre se pose sans cesse la question de la posture esthétique et politique à adopter au regard du répertoire ancien. Celle-ci oscille entre deux perspectives en apparence opposées :
– d’une part, une tentative d’historicisation, visant à retrouver, autant que faire se peut, les conditions historiques de la création (tel Benjamin Lazar et la formation du Poème harmonique avec la version du Bourgeois Gentilhomme donnée à l’Opéra royal du Château de Versailles en 2005) ;
– d’autre part, un parti-pris de décontextualisation, cherchant au contraire à transposer le matériau historique dans le système de référence du public d’aujourd’hui (tel Dan Jemmett dans sa mise en scène d’Hamlet salle Richelieu en 2013), quitte à modifier le texte même ou, à plus forte raison, la traduction.
Ces deux postures contradictoires ou symétriques peuvent parfois coexister, comme lorsque Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger proposent une version à la fois conforme aux traditions et profondément renouvelée de l’Amour médecin et de l’Amour peintre à la Comédie-Française en 2005.
Antoine Vitez, grand connaisseur de l’histoire des spectacle et grand inventeur de formes hybrides, nous met en garde contre toute tentative de « muséification » du répertoire classique :
” [L]e mot qui aujourd’hui m’irrite le plus est celui de dépoussiérage (je veux dire : des classiques). Et non point parce que la mode change, mais parce qu’en effet il dit quelque chose que je refuse : l’idée que les œuvres seraient intactes, luisantes, polies, belles, sous une couche de poussière, et qu’en ôtant cette poussière on les retrouverait dans leur intégrité originelle.
Alors que les œuvres du passé sont des architectures brisées, des galions engloutis, et nous les ramenons à la lumière par morceaux, sans jamais les reconstituer, car de toute façon l’usage en est perdu, mais en fabriquant, avec les morceaux, d’autres choses. Églises romanes faites avec des morceaux de bâtiments antiques. […] Je les aimais pour leur nouvel usage. Le dépoussiérage, c’est la restauration. Notre travail à nous est tout au contraire de montrer les fractures du temps.”Antoine Vitez, Le Théâtre des idées : « Des Classiques (I) »,
anthologie présentée par D. Sallenave et G. Banu, Gallimard, 1992.
Selon cet ancien administrateur de la Comédie-Française, le théâtre est un art aux tensions multiples, articulant un décentrement dans le temps et dans l’espace. Il en décline plusieurs modalités : « ici et maintenant », « ailleurs et autrement », « ici et autrefois », « ailleurs et maintenant »…
Plus radicalement, Roger Planchon récuse la possibilité et la légitimité de toute initiative de reconstitution historique, affirmant que la mise en scène est un art du présent ayant pour fonction, non de dissimuler le rapport au temps, mais au contraire de l’exhiber afin de lui donner signification :
“Il n’y a jamais de mise en scène d’une pièce moderne. Une mise en scène, c’est un regard historique porté sur une œuvre du passé, un classique. […]
[S]eul le décalage du temps entre une œuvre et la lecture que nous en faisons autorise une mise en scène au vrai sens du mot. Si l’on ne montait plus un seul classique en France, le metteur en scène disparaîtrait et laisserait place au régisseur tel que Vilar l’entendait.”Roger Planchon, Le Figaro littéraire, 8 septembre 1979.
Autant de façons d’interroger la politique de la mémoire et du patrimoine culturel dont relève le répertoire théâtral français et étranger.
La question de la jeunesse du personnel dramatique
Dans un second temps de la rencontre, c’est la question de la jeunesse du personnel dramatique qui a été au cœur des débats. L’analyse, dans une perspective historique, du système des « emplois », mis en place au sein de la Troupe des Comédiens-Français lors de sa fondation en 1680, permet d’envisager une relation entre le comédien et le personnage très éloignée du vérisme de rigueur sur la scène contemporaine et, à plus forte raison, sur les écrans.
L’« emploi », défini à l’âge classique comme le fait de posséder « la totale diction de son rôle », désigne à la fois une capacité vocale et un ensemble de signaux visuels, fondus dans un certain type de jeu associé à chaque comédien en particulier dans la troupe. C’est ainsi que de très jeunes hommes jouent les rôles de vieilles femmes (dans la tradition du théâtre antique et élisabéthain), ou que l’on peut prétendre exercer les emplois de jeunes premiers quasiment à vie. Pour le rôle de jeune premier, une simple technique de déclamation nasale, explicitée dans les traités de déclamation de l’époque, permet d’identifier immédiatement le comédien comme un tout jeune homme, quel que soit son âge biologique.
Pour les jeunes femmes, les « rôles à corset », « à éventail » ou « à baguette » suffisent à reconnaître sans hésitation, au premier coup d’œil, la catégorie d’emploi de la comédienne. C’est donc moins l’apparence physique ou l’âge biologique que la technique vocalique (voix « élevée », « moyenne » ou « basse ») et le code sémiotique qui confortent le système des emplois, indépendamment du cycle de vie du comédien et des caractéristiques attachées à sa personne (genre, âge, origine ethnique).
Michel Baron (1653-1729), élève de Molière, aurait notamment joué Rodrigue, dans le Cid, jusqu’à l’âge de 75 ans, au point que sa partenaire de jeu devait dans les dernières années, selon la légende théâtrale, l’aider à se relever lorsqu’il posait genou à terre pour lui déclarer sa flamme. Le même comédien s’est également vu octroyer un rôle d’enfant à l’âge de 70 ans révolus.
Du côté des emplois féminins, Mademoiselle de la Brie (1630-1706), créatrice du rôle d’Agnès dans l’École des femmes, a interprété le rôle jusqu’à l’âge de 60 ans. Cependant, force est de constater que le système des emplois est plus ingrat pour les comédiennes, qui doivent multiplier les rôles de jeunes filles (ingénue, coquette, soubrette, grande coquette, première, seconde et troisième amoureuse…) que pour les comédiens, qui au nombre plus restreint de personnages jeunes (valet, premier, second, troisième amoureux), ajoutent l’avantage de disposer de très nombreux rôles de personnages âgés (père de famille, conseillers, “ventres dorés“, autrement dit financiers), ou sans âge particulier (raisonneur, utilité, premier, second et troisième comique).
Quoi qu’il en soit, le vérisme et le souci de vraisemblance dans la prise de rôle qui caractérise la scène théâtrale actuelle, sans doute en partie influencés par le « jeunisme » propre à notre société, est une préoccupation d’apparition récente, fortement liée à l’influence du cinéma et au développement de la psychologie du personnage depuis les thèses développées par Stanislavski. Elle permet pourtant de jouer sur le décalage entre le comédien et le rôle, voire, de faire jouer un comédien à « contre-emploi », brouillant notamment les identités générationnelles et sexuelles.
La place des jeunes spectateurs
Dans un dernier temps de la rencontre a été abordée la place des jeunes spectateurs. La catégorie éditoriale de « théâtre jeunesse », tout comme la catégorie de spectacle « jeune public », promue par certaines salles de théâtre en vertu de stratégies de positionnement promotionnel, ont été au cœur de la polémique.
Si la Comédie-Française ne saurait se résoudre à utiliser ce qui peut à bon droit apparaître comme un effet de label visant à renforcer les synergies avec l’Éducation nationale, c’est sans doute parce qu’elle refuse la segmentation des publics. Pour autant, force est de constater l’émergence d’un répertoire jeunesse qui dépasse de loin la fonction didactique et pédagogique à laquelle on voudrait parfois imprudemment le réduire.
Il est susceptible de se définir selon trois critères principaux : sa vocation militante, visant à faire reconnaître et à légitimer des genres considérés comme mineurs ou périphériques ; sa structure topique, visant à faire émerger des personnages, des thèmes, des problématiques spécifiques à la condition de la jeunesse ; enfin sa fonction esthétique et idéologique, visant à proposer un autre moyen de regarder le monde. Ce dernier est comparable à ce que Jean-Pierre Sarrazac qualifie, dans un ouvrage symptomatiquement appelé La Parabole ou l’Enfance du théâtre (2002), comme un « art du détour » propre à un certain type de dramaturgie contemporaine.
À la double énonciation propre au langage théâtral correspond en outre une double réception, permettant à un public de jeunes et d’adultes d’adopter des attitudes divergentes à l’égard de ce répertoire qu’on ne peut cantonner aux programmations scolaires.
L’ampleur du phénomène de transposition dramatique de contes (merveilleux, exotiques, littéraires, traditionnels…), qui aujourd’hui représentent à peu près un quart du répertoire contemporain, n’est pas le moindre des paradoxes de notre époque : les nouvelles écritures scéniques revendiquent une esthétique de la rupture par rapport à la tradition, tout en puisant dans le patrimoine culturel immatériel des traditions conteuses.
Dans le même temps se développe et se structure un important réseau d’artistes-conteurs sur l’ensemble du territoire (voir notamment MondOral, réseau national pour la promotion et le développement des arts de la parole).
Ce que nous apprennent les enquêtes
sur la proportion de jeunes fréquentant les salles de spectacle
Les enquêtes sur les Pratiques culturelles de français coordonnées par Olivier Donnat pour le Ministère de la culture et de la communication, mais également les études de l’Observatoire de la jeunesse et des politiques de la jeunesse, permettent de montrer que 32% des 15-19 ans et 23% des 20-24 ans ont vu une pièce de théâtre professionnelle dans un établissement institutionnel, ce qui en fait des amateurs de spectacle vivant de premier plan, même si par comparaison, ils sont 90% à déclarer être allés au cinéma au moins une fois dans l’année.
En ce qui concerne la Comédie-Française, ces chiffres sont même encore plus élevés, ce qui suffit à révoquer le stéréotype de « public vieillissant » et conservateur dont est parfois affublée l’institution patrimoniale. En effet, pour la saison 2012-2013, les moins de 28 ans représentent 20% de la fréquentation (42 000 spectateurs) du Français et les scolaires 13% (36 142 spectateurs). Ces taux sont encore plus élevés pour les spectacles de conte proposés au Studio Théâtre tels que Les Trois Petits cochons ou Poil de carotte (qui atteint 30% de moins de 28 ans, soit le taux le plus élevé pour l’ensemble des spectacles des deux dernières saisons).
De telles données statistiques mettent en évidence le rôle de premier plan de la jeunesse dans la vie culturelle et théâtrale française, dans des proportions et selon des modalités qu’on ne peut réduire à l’encadrement scolaire ni aux initiatives de projets pédagogiques encadrés par des enseignants. La confrontation précoce au spectacle est considérée, non seulement comme un moteur de la vocation des professions théâtrales, mais encore comme un ferment de démocratie, dans une perspective qui n’est pas toujours consensuelle ou disciplinée.
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C’est encore à Antoine Vitez, particulièrement présent dans les échanges et les références invoquées par l’ensemble des participants au débat, qu’il appartient de conclure. Celui-ci affirme, dans une proposition datée du 11 août 1977, que « Nous avons en nous nos prisons », et que « nous portons dans nous non seulement l’enfant que nous avons été, mais aussi le vieillard que nous serons peut-être, s’il nous échoit de vivre » :
“La vertu du théâtre, c’est qu’il donne la preuve, par l’expérience, de notre pouvoir de divination commune. Un acteur est quelqu’un qui apprend à laisser fuir de soi son propre vieillard, ou la femme qu’il a rêvé d’être. Aucune observation n’est nécessaire à qui veut jouer le rôle du roi Lear.
Ainsi nos prisons. Et toutes nos morts.”Antoine Vitez, L’Essai de solitude, Poèmes, POL, 1977.
Ce débat aura contribué à montrer qu’à travers la jeunesse au théâtre, c’est bien la jeunesse du théâtre qui est en cause, autrement dit, la capacité du spectacle à développer un regard renouvelé sur les sujets qui préoccupent la cité.
Rendez-vous est déjà pris pour un autre débat le 16 mai 2014 autour d’un thème symétrique : Qu’est-ce-que vieillir au théâtre ?…
Martial Poirson
• “Le Théâtre à l’âge classique”, un numéro de “l’École des lettres”, coordonné par Martial Poirson : “Pratique théâtrale : le théâtre comme il se fait. Dramaturgie et poétique : le théâtre comme il s’écrit. Mentalités et représentations : le théâtre comme il se pense.”
Un numéro de 160 pages, 10 € franco de port (L’École des lettres, 11, rue de Sèvres, 75006 Paris).
• Les articles de ce numéro sont téléchargeables dans les Archives de “l’École des lettres” dans laquelle on trouvera également de nombreux articles consacrés au théâtre de jeunesse.
• Tous les titres de la collection Théâtre à l’école des loisirs, dirigée par Brigitte Smadja.