Territoires vivants : Guyane
L’intérêt de monter sur scène
Adepte de la pédagogie fondée sur des projets et convaincue de la puissance de l’art, Isabelle Niveau* témoigne du travail qu’elle mène depuis plus de vingt ans avec des collégiens et des lycéens de Kourou. En faisant l’expérience du jeu devant un public sur un temps long, ceux-ci acquièrent une confiance et une fierté nouvelles.
Par Isabelle Niveau, professeur de lettres et de théâtre
Avant-goût du dossier sur le théâtre et les arts de la scène à paraître dans le prochain numéro de L’École des lettres : adepte de la pédagogie fondée sur des projets et convaincue de la puissance de l’art, Isabelle Niveau* témoigne du travail qu’elle mène depuis plus de vingt ans avec des collégiens et des lycéens de Kourou. En faisant l’expérience du jeu devant un public sur un temps long, ceux-ci acquièrent une confiance et une fierté nouvelles.
Par Isabelle Niveau, inspectrice d’académie, inspectrice pédagogique régionale,
déléguée académique à l’action culturelle au rectorat de Guyane
« Ma mère continue à dire que j’ai fait la Sorbonne… mais elle me soutient depuis le début ! », s’amuse Rose Martine, comédienne et metteuse en scène originaire de Guyane, qui est sortie diplômée non de cette université mais du Conservatoire national d’art dramatique de Paris. L’une ou l’autre institution, après tout, qu’importe : toutes deux sont des fiertés nationales, des temples de savoirs et de culture. Et donner de la fierté à un jeune et à sa famille, c’est bien l’un des enjeux de l’école. De même qu’accompagner les parcours et faire éclore les potentiels.
Comment permettre à chaque jeune de trouver une parole authentique et de s’engager dans son processus d’émancipation ? Faire du théâtre, c’est d’abord se rassembler, s’écouter et apprendre à travailler ensemble. Passer sur scène, c’est affronter le regard, assumer une voix et un corps. La représentation est un acte social, qui donne sens au travail préalable : comprendre un texte ou l’écrire, lui donner forme pour le faire entendre, le questionner, accepter de se tromper, recommencer, répéter, être critiqué, reprendre, assumer sa proposition…
Depuis 2000, j’engage des jeunes dans un programme théâtre à Kourou, en Guyane française. J’y interviens dans un cadre professionnel, mais aussi associatif, car les deux démarches me paraissent intimement liées et que les temps scolaire et extrascolaire sont complémentaires et devraient davantage s’enrichir mutuellement. Mon objectif : proposer des projets suffisamment forts pour « embarquer » des jeunes dans des processus de création exigeants, qui les révèlent à eux-mêmes et aux autres, et qui peuvent aussi changer le regard de leurs familles sur eux.
Vacances au collège
Un lundi, 9 heures, pendant les vacances de la Toussaint 2021, gymnase du collège Agarande à Kourou. Les vélos affluent. Âgés de 12 à 25 ans, issus des différents collèges et lycées de la ville, ils arrivent en short et tongs ou baskets. Certains viennent avec leur petit frère qu’ils gardent. D’autres ont apporté un ballon de basket… Ils ajustent un masque, prennent du gel et se mettent en cercle à la demande de la metteuse en scène, Garance Valet. Ils sont plus de quatre-vingt.
C’est leur premier jour de vacances, que font-ils au collège ? L’équipe artistique donne le ton : « Ici, ce n’est pas un club de vacances mais un engagement fort qui va vous occuper les sept prochaines semaines : 6 heures par jour pendant les deux semaines de vacances, du lundi matin au samedi midi ; puis tous les soirs, le mercredi après-midi et les samedis matin dès la reprise des cours, pendant cinq semaines. C’est du sérieux ! On crée un spectacle qui donne la parole aux jeunes. Le thème : la place des réseaux sociaux et leur impact sur notre vie. »
Johmerrena, Larra, Béandrice et Thamar sont les premières. Elles sont élèves en terminale, en spécialité théâtre, humanité, littérature et philosophie, histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques… » Elles veulent devenir artistes, et ce programme théâtre les a « happées » dès la seconde. C’est un moment important pour elles : elles y ont trouvé le sens de l’écriture et de l’engagement, ont osé s’exprimer, chanter, danser, se révolter, mettre des mots sur les injustices, analyser le monde, revendiquer leurs idées. Elles ont même créé une petite troupe de six de leur côté.
Arrivent Basile, Louise et Eli, qui discutaient tout le temps l’an dernier et perturbaient le groupe. Que de fois il a fallu leur rappeler les enjeux de cet atelier ! Vient Alix, qui était dans le dispositif il y a dix ans, comme Rose. Lui, c’était le dur du quartier, celui qui faisait peur. Il est aujourd’hui accompagné d’une adolescente, Gloria, 13 ans, sa fille : « Je l’emmène ici pour qu’elle vive, lâche-t-il. Elle commence à faire des bêtises. Moi, ce programme m’a sauvé ».
C’est ensuite le tour de Jamina. Elle avait fait du théâtre avec nous au collège, puis avait tout abandonné pendant trois ans, accaparée par son église qui juge les gens de théâtre diaboliques.… Elle se glisse dans mes bras, en larmes, et me dit : « Je suis là, j’ai compris ».
Alix, aujourd’hui ambulancier et élèvant seul sa fille, voit le théâtre comme un vecteur de citoyenneté. Jamina a retrouvé le chemin de la parole sans tabou. Basile s’investit. Intenses émotions.
Faire tourner les ateliers
Grazielli et Malia, 15 ans, prennent la parole. Elles confient à quel point elles sont dépendantes des réseaux sociaux et racontent les agressions qu’elles y subissent : propositions sexuelles, harcèlements… Récits et débats fusent. Certains partent avec Valérie Glo créer une chorégraphie sur le piège des algorithmes, d’autres vont s’enfermer dans une salle de cours pour écrire des textes avec Assia Ouadi, d’autres encore préfèrent poursuivre les échanges avec Garance : « Faut-il contrôler les réseaux sociaux ? Les laisser tomber ? En sommes-nous capables ? » Un groupe décide avec Lorie Joy Ramanaidou de lister toutes les insultes et les félicitations qu’on y reçoit : « Quels mots ? Quels émoticônes ? Qu’est-ce qui les a le plus blessés ou leur a fait le plus plaisir ? » Peterson Joseph a pris un groupe en théâtre forum, Pascal Durozier un autre en improvisation : ils se lancent directement dans le jeu. Ensuite, les ateliers tournent.
À 16h30, au moment du bilan de la journée, les discussions se poursuivent, les premiers temps de restitution émergent. Ils seront là demain et les jours suivants. Alix amène sa fille chaque matin… heureux et confiant. Béandrice raconte à quel point elle lutte pour venir, car sa famille a peur du théâtre et de la liberté de parole qui y règne. Larra explique que ses parents ont été tellement émus et fiers lors de la représentation de l’an passé qu’ils la laissent complètement s’investir cette année. Thamar, qui n’a ni famille, ni papier ni argent, s’accroche : elle aime la littérature et lit beaucoup, elle écrit et slame, elle joue avec les mots.
Le théâtre s’impose comme un lieu d’exploration. Thamar et Larra décident qu’elles vont défendre une vie sans réseaux : elles provoquent leurs camarades, se font bousculer par la masse, puis prennent le pouvoir et forcent l’admiration. Chacun reconnait qu’elles ont raison, que leur usage est souvent futile, parfois malsain, et que chacun est à la fois agresseur et agressé. Garance décide de passer des paroles aux actes : lors du programme théâtre, on pose son téléphone dans la journée et on apprend à gérer les temps consacrés aux réseaux. Certains resquillent, mais beaucoup jouent le jeu. Et le travail avance.
Au terme des sept semaines, dix représentations sont données devant les collégiens, les lycéens, les familles, les quartiers. Chacun prend confiance, ose et s’amuse même sur scène.
La force du dispositif
Après le dispositif théâtre, les parcours se construisent, les jeunes deviennent plus exigeants envers eux-mêmes et l’institution. Certains mettent plus de temps que d’autres, mais tous évoluent. Béandrice, Larra et Jomereehna se retrouvent avec Rose au ministère des Outre-mer pour expliquer leur projet d’études de théâtre en métropole et la nécessité d’une politique publique leur permettant de réaliser cet objectif. Elles parlent de Thamar, Coeur-Vens et Peterson qui n’ont pu faire le voyage, faute de papiers, malgré leur grand talent et leur motivation hors du commun.
Ce n’est pas moi qui parle d’une nécessaire politique pour la jeunesse, d’un service public de l’éducation artistique et culturelle dans les classes, de l’urgence de briser les stéréotypes sur les jeunes des Outre-mer ou des quartiers… Ce sont eux, ces jeunes que l’on appelle « issus des quartiers prioritaires ». Ils le disent avec une sincérité et une force que je n’aurais pas eue. Ils ont pris leur destin en main.
I. N.
* Isabelle Niveau enseigne les lettres et le théâtre à Kourou, en collège et en lycée depuis 1996. Elle y a créé une spécialité théâtre au lycée Monnerville. Elle est déléguée académique à l’action culturelle (DAAC) au rectorat de Guyane. Elle assume aussi la direction artistique de l’association Le théâtre de l’Entonnoir, qui s’occupe notamment d’émancipation par la création.