« Sept contre-vérités sur l’éducation", de Daisy Christodoulou, ou pourquoi l’école se doit de transmettre des connaissances
La Librairie des écoles vient de publier un ouvrage qui, en Angleterre, a soulevé de vives polémiques, sans doute parce qu’il prend le contre-pied des réformes mises en place depuis quelques décennies dans l’enseignement. Il s’agit de Sept contre-vérités sur l’éducation, de Daisy Christodoulou.
Jean Nemo, fondateur de La Librairie des écoles, explique, en introduction, l’intérêt d’un tel ouvrage pour les enseignants français. La promotion des compétences au détriment des connaissances n’est pas un phénomène spécifiquement français, elle s’est effectuée de la même manière en Angleterre ainsi que dans d’autres pays européens et s’accompagne du même désenchantement lorsqu’on se penche sur les évaluations des élèves. Baisse du niveau de lecture à l’entrée au collège, piètres performances en mathématiques… Jean Nemo en arrive donc à la conclusion qu’il faut savoir « remettre en cause les méthodes d’enseignements et agir ».
De quelques « mythes »
Mais agir comment ? En se fondant sur les conclusions mises en avant par les neurosciences et oser braver les contre-vérités largement diffusées dans les milieux dirigeants et dans les écoles de formation des enseignants.
Recensons donc ces « contre-vérités » – Daisy Christodoulou utilise en réalité le mot « mythe », moins polémique – que pointe l’auteur de l’ouvrage :
– comprendre est plus important que connaître ;
– un enseignement trop guidé rend les élèves passifs ;
– le XXIe siècle rend obsolète les vieilles méthodes d’enseignement ;
– les élèves pourront toujours faire des recherches en ligne ;
– il faut enseigner des compétences transversales plutôt que des connaissances figées ;
– c’est par les projets et les activités que les élèves apprennent le mieux ;
– transmettre des connaissances, c’est endoctriner les élèves.
Dans chaque chapitre Daisy Christodoulou commence par montrer sur quels fondements théoriques s’appuient les mythes dont elle conteste l’absolue vérité puis elle analyse la manière dont ces idées sont mises en pratique et encouragées dans le système scolaire avant de démontrer en quoi ces pratiques éducatives défient, malgré la bénédiction des autorités éducatives, toute logique élémentaire.
Comprendre est plus important que connaître
C’est à Rousseau, Dewey et Paulo Freire qu’incombe la dévalorisation des savoirs. Tous établissent une opposition entre « les faits généralement perçus comme néfastes » et « la compréhension, le raisonnement », « la signification ». Chez ces pédagogues, la connaissance est perçue comme néfaste car la transmettre revient à placer l’élève en situation de réceptacle passif.
Daisy Christodoulou montre ensuite comment les programmes anglais qui privilégient depuis 2007 les compétences transversales ont considérablement allégé la liste des connaissances à transmettre, un peu à la manière de ce qui s’est produit plus récemment en France avec les programmes de 2016.
Pourquoi cette idée relève-t-elle du mythe ? S’appuyant sur les travaux du psychologue américain J.-C. Anderson, Daisy Christodoulou montre que « L’intelligence n’est rien d’autre que l’accumulation et l’ajustement d’une multitude de petites unités de connaissance dont l’ensemble donne naissance à la cognition complexe. »
Il n’y a donc pas de compétences sans connaissances, les connaissances qui s’inscrivent dans la mémoire à long terme, libèrent la mémoire de travail que l’élève mobilise pour réfléchir. Nous emprunterons à l’ouvrage un exemple très simple : bien peu d’entre nous s’avèrent capable de trouver instantanément le résultat d’une multiplication comme 46 x 7. Et nous n’y parviendrons qu’en décomposant l’opération, soit 40 x 7 + 6 x 7. Mais encore faut-il pour ce faire, avoir mémorisé ses tables de multiplication !
Ce qui est vrai en arithmétique vaut aussi pour les compétences langagières, la maîtrise de la profondeur historique ou les lois physiques de l’univers.
Un enseignement trop directif rend les élèves passifs
Toujours se référant à Rousseau, Dewey et Freire, Daisy Christodoulou montre que pour ces pédagogues, le maître doit se garder d’intervenir et se placer en retrait pour laisser s’épanouir la curiosité naturelle des élèves. À leurs yeux, imposer des connaissances serait immoral et néfaste. Immoral dans la mesure où la contrainte vide l’enseignement de toute joie, et néfaste parce que l’enfant à qui l’on impose des connaissances devient passif, apprenant sans comprendre.
Or, il existe trois arguments majeurs en faveur de l’intervention des enseignants et d’une transmission explicite des connaissances : le premier est historique. Qu’il s’agisse de l’alphabet ou des grandes découvertes scientifiques, comment imaginer qu’un enfant puisse les reconstituer seul sans l’aide des adultes ? Si les enfants apprennent naturellement à parler, il est illusoire de penser que l’apprentissage de l’écriture ou celui des grandes lois naturelles découvertes par Euclide et Newton puisse s’opérer de la même manière.
Le second argument est d’ordre théorique : « Il nous est difficile d’assimiler de nouvelles informations lorsque nous ne bénéficions que d’un accompagnement limité, voire inexistant. C’est la conséquence des limites de notre mémoire de travail. » Confronter les élèves à des problèmes complexes, sans leur donner les moyens de les résoudre revient donc à les décourager.
Le dernier argument est d’ordre empirique : John Hattie, chercheur en science de l’éducation a comparé différentes pédagogies et montré que les plus efficaces étaient les pédagogies explicites qui consistent à clairement définir les objectifs à atteindre et les critères de réussite, puis à effectuer des démonstrations sans détour, à en évaluer la compréhension pour ensuite si nécessaire répéter ce qui a été abordé.
Or ce type d’enseignement jugé ennuyeux par les autorités académiques est, de plus en plus souvent et partout, découragé.
Le XXIe siècle rend obsolète les vieilles méthodes d’enseignement,
les élèves pourront toujours faire des recherches en ligne
En quoi notre époque, différant tellement des précédentes, nécessiterait-elle une pédagogie tellement nouvelle ? La première raison serait que l’existence d’espaces de stockage en ligne a mis le savoir à la disposition de tous, partout et à tout moment : il serait donc devenu inutile de l’apprendre. La deuxième raison, ressassée à l’envi par les dirigeants des milieux économiques, serait que les progrès sont devenus tellement rapides que le système scolaire se doit de développer des compétences transférables qui permettront à l’individu de s’adapter aux constants bouleversements engendrés par une technologie en perpétuelle mutation.
Avec ce type de discours on en arrive très vite à la conclusion que la somme des connaissances étant devenue exponentielle, il est inutile de les transmettre.
Or Daisy Christodoulou rappelle qu’il faut savoir hiérarchiser les connaissances et que plus une connaissance est ancienne plus elle risque de s’avérer valables dans les années à venir. Elle cite ainsi Larry Sanger, cofondateur de Wikipedia :
« […] posons-nous la question suivante : qu’est-ce qu’il aurait mieux valu que j’apprenne en 1995, quand j’avais 17 ans : les tenants et les aboutissants de WordPerfect et de BASIC, ou l’histoire américaine ?
La question ne devrait même plus se poser : ce que j’ai appris en histoire va rester inchangé et faire l’objet de peu de corrections. En revanche, il est parfaitement inutile aujourd’hui de connaître WordPerfect ou BASIC »
Et de conclure : « Rien ne vieillit plus vite que l’avant-garde. » Les défenseurs des compétences font donc fausse route lorsqu’ils invitent à sans cesse se renouveler.
Quant aux recherches sur Internet, elles ne pourront jamais remplacer les connaissances puisqu’il faut précisément des connaissances pour hiérarchiser l’information à disposition sur le web.
Il faut enseigner comment apprendre
plutôt qu’apprendre des connaissances
Là encore, Daisy Christodoulou démontre qu’apprendre à apprendre est une illusion et que cette idée d’un transfert des compétences, si évidente pour bien des pédagogues, n’a aucune réalité. Ce n’est pas parce qu’on a exercé son esprit critique sur les origines de la seconde guerre mondiale qu’on devient capable de le faire pour une partie d’échecs.
S’appuyant sur une série d’expériences célèbres, l’auteur va plus loin, démontrant qu’aux échecs, comme dans toutes les disciplines, ce sont les connaissances qui font la compétence. Les grands joueurs sont ceux qui, s’étant penchés sur l’histoire des échecs, ont étudié des milliers de position, s’avérant ainsi capables, grâce à cette mémoire du jeu, de battre n’importe quel joueur moyen.
C’est par les projets, les activités
que les élèves apprennent le mieux
Avec ce chapitre Daisy Christodoulou remet en cause l’un des dogmes des reformes récentes : la nécessité du décloisonnement et la mise en place de projets interdisciplinaires. On attend ainsi de l’élève qu’il se mette à réfléchir « comme un scientifique ou comme un historien ». Or, comme elle le fait justement remarquer par la suite, ce qui fait la différence entre l’historien, le scientifique et l’élève en apprentissage, c’est le stock de connaissances que les premiers ont assimilé et qui leur permet de juger de la valeur de leurs découvertes.
« Ce dont nous devons prendre conscience, conclut-elle, c’est que le processus d’enseignement par projet a quelque chose de profondément inéquitable. Cela nécessite des connaissances préalables mais ne fait rien pour les enseigner. »
L’auteure s’appuie sur de nombreux exemples qui rappellent les pratiques pédagogiques préconisées dans nos ÉSPÉ, qu’il s’agisse de faire peindre des assiettes commémoratives en histoire ou fabriquer des marionnettes pour aborder Roméo et Juliette. Que de temps perdu ! D’autant que les élèves, que ce soit en France ou en Angleterre, ne sont pas exonérés d’évaluations :
« Si l’on perd du temps à faire des activités tangentes qui détournent l’attention des élèves, ces derniers finiront par apprendre par cœur – sans doute avec des erreurs – des connaissances et des compétences qui auraient dû leur être enseignées dans un contexte porteur de sens. »
Transmettre des connaissances
c’est endoctriner les élèves
Tout un courant pédagogique, bien souvent d’obédience marxiste, invite à tenir pour suspectes des connaissances disciplinaires élitistes qui constituent l’apanage d’une classe sociale (la bourgeoisie) et dont la maîtrise ne vise qu’à reproduire les inégalités sociales. En conséquence, il ne faudrait pas imposer de connaissance extérieures aux élèves mais travailler sur des connaissances et expériences qu’ils ont déjà pour développer leurs facultés.
Or, fait remarquer Daisy Christodoulou, « réduire et marginaliser l’enseignement des connaissances à l’école revient à accentuer les caractéristiques antidémocratiques et inégalitaires de notre société ».
Le but de l’école devrait être de transmettre le patrimoine culturel de l’humanité : « La phrase en anglais, les valeurs de positions en mathématiques, l’énergie en physique… », autant de concepts qui ont permis à l’humanité de progresser.
Les enseigner à tous, c’est donner à tous la possibilité de revendiquer l’héritage de l’humanité, c’est aussi donner à tous les outils qui permettent de s’orienter dans un monde complexe, où la désinformation prend souvent le pas sur l’information. « Les connaissances n’endoctrinent pas, elles libèrent. »
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Pour tous les professeurs qui n’ont pas renoncé à enseigner, à vouloir transmettre leur discipline et qui se voient parfois stigmatisés par leur hiérarchie, l’ouvrage de Daisy Christodoulou apporte non seulement la confirmation de leurs intuitions mais aussi un réconfort certain. Il n’est pas de compétences sans connaissance. Et c’est bien la connaissance qui fonde notre humanité, il faut savoir le dire aux élèves que découragent la lecture de Racine ou l’apprentissage du subjonctif.
Me reviennent en tête au moment où je rédige cette conclusion les paroles idéalistes de Keating, le professeur enthousiaste (un peu trop) du Cercle des poètes disparus : « On lit et on écrit de la poésie parce qu’on fait partie de l’humanité et que l’humanité est faite de passions. » Passions qui ne s’arrêtent pas à la poésie mais qui valent pour tous les savoirs et savoir-faire élaborés au cours des siècles par la communauté humaine.
Stéphane Labbe
• « Sept contre-vérités sur l’éducation », de Daisy Christodoulou, Librairie des écoles, 2017, 182 p.
La « normalisation » est effectivement le prétexte à l’abandon de la grammaire, des exigences d’apprentissage en mathématiques, de la chronologie historique, des beautés de Shakespeare… Je crois que notre société de consommation n’a pas besoin de gens qui pensent, ou cherchent des idéaux, il lui faut des gens qui trouvent leur bonheur dans la consommation, point. Et « pédagogies » critiquées dans ce livre sont les instruments inconscients de cette entreprise – ce n’est pas le sentiment de Mme Christodoulou, mais le mien.
Si cette pression est une forme de violence à l’égard des enseignants et donc par enchainement à l’égard des élèves voici comment je l’éprouve et la conçois. Nous sommes désormais chargés davantage d’un processus de normalisation que d’un processus culturel ayant à voir avec le problème pédagogique de la transmission des connaissances.
Il n’y a pas effectivement les méchants pédagogues d’un côté et les bons professeurs de l’autre. Mais on ne peut pas nier qu’il existe de véritables pressions pour nous faire enseigner d’une certaine manière, en s’effaçant si possible. Ce livre donne des arguments à ceux qui refusent de s’effacer, pensant à juste titre qu’ils sont un maillon dans une chaîne de transmissions. Mais refuser de s’effacer n’est pas non plus renoncer à la pédagogie, ni à la réflexion didactique, ce que souligne plusieurs fois l’auteur du livre.
La transmission des connaissances s’inscrit toujours dans un contexte social qu’il ne faut méconnaître. Pour moi, imaginer que nous aurions d’un côté les tenants d’un pédagogisme pur niant toute valeur à la transmission des connaissances et de l’autre s’opposant aux premiers, les véritables enseignants capables d’une transmission « cliniquement pure » d’un corpus relève de cette méconnaissance qui a peut-être des ressorts idéologiques qu’il serait bon d’identifier.
Je ne connais pas Me. Chrisdodoulou il est vrai mais j’aimerais bien connaître ses terrains d’enquête (donc lire son livre). Peut-être que cette guerre se pose en ces termes en Angleterre, il me semble qu’en France les enseignants en général ont une position moins guerrière, plus équilibrée, reconnaissant à la fois la valeur du corpus et la nécessité d’une réflexion pédagogique, non?