Retour au lycée
Après neuf ans de mise à disposition par le ministère de l’Éducation, Alexandre Lafon a retrouvé sa salle de classe et ses lycéens. De ce retour rare dans la profession d’enseignant, et impensé par l’institution, il témoigne à cœur ouvert pour inspirer une réforme des ressources humaines, première étape d’une nécessaire refonte globale.
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire et historien
« Transfuge de classe ». Ce concept a été étudié à partir de son expérience personnelle par le sociologue et philosophe français Didier Eribon, dans son livre Retour à Reims, dont l’adaptation au cinéma par Jean-Gabriel Périot est sortie le 30 mars dernier dans les salles. À la mort de son père, Didier Eribon retourne dans son milieu populaire d’origine avec lequel il avait rompu près de trente ans auparavant. Il était parti étudier à Paris et vivre son homosexualité loin de la pression sociale qu’il subissait chez lui. Ce livre essentiel est l’occasion pour lui d’une réflexion approfondie sur les identités, les processus de domination, les pesanteurs sociales et politiques et le système scolaire.
Il n’est pas question ici d’avoir l’ambition d’une même profondeur. Je souhaitais tout de même, dans les pas d’Eribon, poser quelques éléments de réflexion à l’occasion de mon retour dans un établissement scolaire, « au ras » de la salle de classe, après avoir quitté ma classe. Après neuf années de « mise à disposition » par le ministère de l’Éducation nationale, j’ai repris mon cartable, mon emploi du temps et le costume du « prof », puisque c’est ainsi que l’on nous qualifie, que l’on se qualifie, associé à une communauté d’appartenance à la fois bien déterminée et très hétérogène.
Neuf années d’une expérience riche de conseiller à la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, puis de la Saison Africa2020, m’avaient éloigné de l’expérience quotidienne de l’enseignement secondaire pour me plonger dans d’autres dimensions bien plus valorisées et très qualifiantes. J’ai été ainsi hissé loin de ma classe.
Les retours sont rares
Ils sont extrêmement rares les enseignants qui vivent un chemin de retour devant les élèves. Les professeurs qui ont obtenu le précieux sésame d’un des concours de l’enseignement s’engagent dans des carrières longues ou bifurquent parfois. Certains choisissent les promotions internes ou les concours vers les corps d’inspection, celui des personnels de direction ou vers d’autres emplois internes (détachement). Certains quittent le « bateau » Éducation nationale pour les lumières du privé ou vers les cieux (plus radieux ?) des professions libérales.
Ils ou elles sont rares à revenir ensuite devant des élèves pour ce qui est, au départ, la principale motivation de l’impétrant professeur : transmettre les savoirs et savoir-faire d’une discipline. Quitter « ses » classes, c’est souvent ne plus y revenir. Il est pourtant des chemins du retour, par nécessité ou envie. Les deux parfois. Redevenu professeur du secondaire attaché à un établissement scolaire, je me considère donc comme un transfuge de classe, classe entendue comme lieu physique de transmission au sein du système éducatif. Mon retour est aussi l’occasion de proposer un examen grandeur nature de l’École par un ancien professeur devenu « atypique ».
Les quelques observations faites ici ne s’appuient pas explicitement sur l’affect, mais s’inscrivent dans le sillage de l’enquête chère aux sciences sociales. Je souhaite interroger trois éléments clés : la gestion humaine du corps enseignant, le système éducatif tel qu’il se vit au quotidien dans les pratiques et les expériences de l’enseignement de lycée en 2021-2022, et, enfin, les représentations attachées au monde enseignant. Ce parcours réflexif sur un retour vise ainsi à mettre en lumière certains facteurs structurels, voire essentiels, qui « pèsent » aujourd’hui sur le système éducatif français et le mettent en danger.
Vous avez dit parcours atypique ?
À la suite de ma soutenance de thèse en histoire contemporaine en septembre 2011, je postule pour un organisme qui se met en place dans la perspective de coordonner les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Je suis alors titulaire au lycée public à Agen, depuis 2009, certifié depuis 1999. J’ai enseigné dans plusieurs lycées et collèges, mené de nombreux projets pédagogiques (écriture de livres, journaux scolaires), exploré la pluridisciplinarité qui m’enthousiasme. Je suis professeur formateur de l’académie de Bordeaux, missionné aux archives départementales du Lot-et-Garonne depuis plusieurs années et je reçois pour cela des classes du primaire comme du secondaire. J’anime chaque année des journées d’étude sur les notions de mémoires, de patrimoines et m’engage dans l’éducation aux médias. Bref : j’ai l’enthousiasme pédagogique chevillé au corps et souhaite intégrer la Mission du centenaire en restant méridional.
Ce n’est pas ce que me propose son directeur, Joseph Zimet : il voit en moi un excellent potentiel pour devenir conseiller pédagogique de la Mission… à Paris. Pour trois ans. Qui s’élargiront à neuf ans, avec la réussite populaire et politique des commémorations, et le souhait du cabinet du ministre de profiter de mon expérience pour dynamiser dans les académies la Saison Africa2020. Sans jamais vraiment quitter mon ministère de tutelle, j’ai pu ainsi m’engager dans deux missions interministérielles, voir fonctionner la « centrale » ou l’inspection générale, visiter toutes les académies et travailler avec leur rectorat et les IA-IPR que je soutenais dans la mise en œuvre du Centenaire ou de la Saison.
J’ai élaboré des journées de formation, des outils numériques, des projets pédagogiques en cycle 2, 3 ou 4, de l’école primaire au lycée. J’ai « monté » des réunions à très haut niveau, porté la parole de la Mission du centenaire en Europe, en Afrique et jusqu’aux États-Unis dans le cadre d’un projet de déambulation universitaire avec de jeunes chercheurs sur la côte Est. Enfin, j’ai travaillé avec différents gouvernements à forger des outils pédagogiques et des projets multinationaux d’actions mémorielles et culturelles, de l’Allemagne (quel outil que l’Office franco-allemand pour la Jeunesse !) à l’Australie et conçu plusieurs commémorations internationales en France et à l’étranger, de Verdun à l’Arc de Triomphe en 2018.
Jamais je ne me suis éloigné très loin des enseignants et de leurs préoccupations, jamais je n’ai perdu de vue l’intérêt de la transmission aux jeunes générations. Je suis d’ailleurs intervenu à maintes reprises devant des élèves de tous les niveaux. La crise sanitaire et mon souhait de revenir auprès des miens dans le Sud-Ouest m’ont conduit à demander, fin 2020, mon exfiltration de Paris. Riche d’une expérience particulièrement dense (connaissance du système scolaire, du fonctionnement des académies et de l’inspection pédagogique régionale), je pouvais revenir dans le circuit, et pourquoi pas, devant des classes.
Quelle plus-value pour l’enseignant ? Quel bienfait pour les élèves ?
Riche donc de cette expérience qualifiante, j’ai souhaité en valoriser l’acquis au sein de mon ministère. La centralité et le verrouillage des mutations rendent tout d’abord l’exfiltration de Paris très difficile, que ce soit en milieu d’année scolaire ou à n’importe quel moment… L’égalité de traitement des personnels impose un parcours de mutation très lourd, calibré, fléché, noté.
Pourtant, elle est possible moyennant un soutien de la centrale et la bonne volonté de l’académie d’arrivée ; et elle n’empêche aucunement les académies de proposer, sur des postes « provisoires », des hommes et des femmes non titulaires (qui n’ont pas été soumis au mouvement) et sans aucune formation préalable. Mais pour les titulaires, c’est un véritable parcours du combattant lorsqu’ils souhaitent rejoindre une académie qui n’est pas la leur. Pour les contractuels ou les vacataires sous-payés, on leur propose des postes de proximité mais « à la va comme je te pousse ». Personne ne semble remettre en cause cette incohérence.
Ajoutons-en une autre. Dans le secondaire, des professeurs contractuels, vacataires, certifiés, agrégés, aux statuts et aux salaires si différents, se retrouvent devant les mêmes classes. Et, là encore, aucune réforme en vue pour « lisser » (à la hausse) cette incongruité de l’absence d’un socle commun de recrutement (avec promotions internes pour les plus dynamiques et meilleurs pédagogues) que beaucoup réussissent encore à justifier.
Arrivé malgré tout dans l’académie désirée en cours d’année avec le soutien de sa hiérarchie (sur un poste provisoire), le profil « atypique » se trouve bien seul. Aucun contact de près ou de loin avec les ressources humaines locales ou les autorités rectorales afin de saluer l’arrivée d’un nouveau collègue. Aucune volonté de connaître son parcours, ses compétences, ses souhaits afin de trouver le poste idoine ou au moins réfléchir à un parcours d’insertion sur les mois qui viennent. J’avais alors en tête l’expérience de deux camarades, revenus de postes de conseiller dans le circuit diplomatique, riches comme moi d’un parcours singulier et porteurs d’une expérience utile au fonctionnement d’un rectorat : il et elle se sont retrouvés, après des années d’éloignement dans leur ancienne académie, sans point d’ancienneté, pour réussir a minima leur mutation, largués dans des établissements scolaires du secondaire sans aucune remise à niveau. Quelle plus-value pour eux ? Quels bienfaits pour les élèves ?
Vous n’y pensez pas !
Pourquoi ne pas imaginer une reconversion dans un des corps d’inspection, me suis-je dit ? Avec un tel bagage d’expériences et de connaissances, il serait possible, suivant les textes officiels, d’intégrer le corps par détachement ou intégration directe. « Vous n’y pensez pas ! », m’a-t-on répondu. Celles et ceux qui dirigent le sacro-saint concours d’accès au corps, qui ont eu le concours « républicain et égalitaire », voient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un possible candidat hors norme, qui, en plus, n’a pas eu la bonne idée de s’inscrire audit concours parce qu’il était pris sur d’autres fronts.
Il est pourtant parfaitement possible selon les textes de présenter sa candidature sur une liste d’aptitude ou par « intégration directe ». Tout ceci n’est que mirage : là encore, le verrou institutionnel et administratif, la culture de l’entre-soi (les pairs reconnaissent d’autres pairs par l’épreuve qu’ils ont eux-mêmes réussie) enferme les talents de terrain dans des parcours calibrés. Il serait intéressant de regarder le profil des inspecteurs pédagogiques régionaux et de mesurer la proportion de « profils atypiques ». Elle est très faible et témoigne d’une reproduction du système sur lui-même, quitte à ce que des inspecteurs n’aient pas toute l’expérience initiale requise pour mener à bien leur mission.
Combien de collègues sont bloqués de la sorte dans leur parcours professionnel, désireux d’évoluer dans leur poste, leur statut ? Loin des inspecteurs, des concours à passer à plus de quarante ans, il n’existe aucune issue ou presque. La reproduction du système s’appuie sur une reproduction institutionnelle des parcours typiques. Elle appauvrit en retour la substance innovante du système. On nous promet depuis la rentrée de 2021le renforcement des « ressources humaines » dans l’Éducation nationale. Attendons de voir une meilleure prise en compte des situations, des offres. À cette date, seule est sortie des entrailles des « RH » une application numérique, Colibris, « qui facilite les relations entre les agents et leurs gestionnaires par la dématérialisation de formulaires RH. » Intéressant.
Ajoutons que la rigidification des évaluations des professeurs dans le secondaire les contraint à obtenir un certificat d’aptitude aux fonctions de formateur académique s’ils souhaitent s’engager dans la formation initiale ou continue. Elle tarit d’emblée le vivier des talents potentiels et les possibilités données aux professeurs d’évoluer plus simplement dans leur carrière.
Les enjeux de pouvoir sont tels à tous les échelons qu’il n’est que peu probable de réussir à faire valoir une expérience, une expertise, un potentiel. « Passez le concours », « passez la certification ».
Le clivage des territoires
Un des facteurs de blocage qui accentue la dynamique dénoncée ci-dessus est bien le centralisme régalien qui éloigne les territoires au lieu de les fédérer. Une première expérience de quelques mois au cœur d’un rectorat est formatrice à plusieurs points de vue. La machine tourne bien et à plein : les tâches sont réalisées, l’implication des personnels sans faille. Se dégage pourtant à hauteur de l’enseignant « mis à disposition » et habitué depuis quelques années des administrations centrales, une hiérarchie très marquée qui peut grever rapidement les rapports humains et les projets.
La centralité des décisions académiques accompagne le fonctionnement attendu de l’État dans notre république. Elle est nécessaire. Cependant, les messages envoyés aux équipes dans les territoires n’ont que peu de portée. Pour quelles raisons ? En premier lieu, les relais semblent taris entre l’administration rectorale et la « base », entre les inspecteurs pédagogiques régionaux et « leurs » troupes. De plus, le rayon d’action du rectorat se concentre à sa proximité. Hors des villes préfectures, point ou peu de salut. Pourtant, l’arrivée du numérique devrait faciliter la communication, les offres de formation. À l’échelle des académies, il serait possible, comme pour le Plan national de formation (PNF) à distance, de concevoir une offre numérique de qualité pour une formation continue mieux instituée. Notons que certaines associations disciplinaires de professeurs ont, depuis la crise sanitaire, amplement déployé leur offre de formations par visioconférence pour le plus grand bonheur des enseignants.
Vous avez dit numérique ?
Depuis mon départ des classes en 2012, le numérique s’est imposé comme un outil administratif et pédagogique essentiel et efficace dans les établissements scolaires. Les écrans sont désormais d’un usage commun, les smartphones utilisés par les élèves et les enseignants comme supports de cours. Il est légitime de se féliciter de ces progrès qui ont ouvert de belles perspectives, notamment pédagogiques : élaboration de diaporamas et animations numériques, transferts de données facilités aux élèves, partages de documents. Mais l’intendance suit-elle vraiment sur le terrain des équipements ou de la formation ?
L’appel des élèves et la gestion des absences, comme le suivi du cahier de textes, se font désormais via l’« ENT » (environnement numérique de travail) dont chaque enseignant et chaque élève dispose. Il rassemble outils de communication, applications utiles ouvrant sur de nombreux outils pédagogiques et autres plateformes culturelles et médiatiques. Les notes comme les appréciations sont enregistrées également à travers des plateformes comme Pronote ou École directe. Ces outils de gestion facilitent le partage d’informations, d’autant que des outils de communication entre les enseignants et avec les familles (et les élèves) via des boîtes aux lettres électroniques permettent la circulation des informations à l’intérieur des équipes pédagogiques, avec l’administration. Les familles comme les élèves peuvent prendre en temps réel connaissance des résultats obtenus lors des évaluations, enregistrés avec mention de leur nature et de leur coefficient. Ainsi, rien ne peut échapper aux protagonistes, avides de suivre l’évolution des résultats, le nombre d’évaluations, etc.
Le numérique facilite le traitement des informations et la transparence du contenu des programmes, de la progression suivie par l’enseignant, des évaluations données et corrigées. Ce dernier peut également partager ses supports numériques (diaporamas, fichiers, etc.) directement avec les élèves, en amont, pendant ou après la séance. Aujourd’hui généralisé, ce mode de fonctionnement permet, là encore, un partage plus important des données, des exercices de transmission plus variés, ludiques ou plus exigeants.
Les cours en format diaporama, qui se développaient au début des années 2010, deviennent la norme dans les établissements scolaires. On peut saluer l’adaptabilité de la majorité des enseignants à ces outils, pris en main de façon très variable, dans un contexte de réduction des formations pédagogiques, trop souvent tournées vers une formation de fond (savoir, contenu des cours) plutôt que de forme (usage des outils pédagogiques novateurs, souvent laissés aux disciplines plus techniques ou à l’éducation aux médias).
Doté via la région d’un ordinateur portable personnel, chaque élève de lycée construit son autonomie en utilisant les manuels numériques (l’usage du papier se raréfie), des dossiers numériques, les outils les plus divers : application de ressources médiatiques, logiciels de traitement de texte, etc. Cette dynamique permet de réduire, en théorie, les fractures numériques si bien mises en lumière durant la crise sanitaire que nous traversons.
La fracture numérique entre les élèves
Ici s’arrêtent sans doute les frontières lumineuses du numérique à l’école. Car l’Éducation nationale semble avoir pris le virage du numérique sans s’en donner les moyens humains et matériels. Pour l’enseignant, ce tournant s’impose d’abord comme une contrainte de plus : il faut, arrivant dans sa classe, brancher ou mettre en marche le matériel, vérifier son fonctionnement, mesurer la rapidité douteuse d’exécution des logiciels, se heurter régulièrement à l’impossibilité de se connecter correctement au réseau. Les séances de cours s’en trouvent mathématiquement réduites. Privé de manuels imprimés et confronté à des élèves ne sachant pas forcément gérer leur propre matériel, le professeur doit faire face à la persistance d’une fracture numérique nouvelle à l’intérieur des salles de classe, et qui se prolonge dans les foyers. Ce sont souvent les élèves les plus socialement fragiles qui oublient leur matériel ou savent moins bien le faire fonctionner. Cette fracture devient alors pédagogique si l’enseignant n’anticipe pas la défaillance des ordinateurs…
Finissons ce tour d’horizon sur une expérience, certes triviale mais trop souvent partagée. La photocopieuse reste l’un des outils majeurs du travail des enseignants, même si le numérique facilite la transition vers moins de papier. Sur le terrain et à l’échelle de mon établissement, la communauté pédagogique dispose seulement de quatre photocopieuses pour plus de deux cents enseignants, quatre postes informatiques collectifs ont été mis en commun et reliés à une photocopieuse. Il faut régulièrement entrer fastidieusement ses codes sur un clavier récalcitrant, éviter les pannes pour arriver à sortir le peu de documents papier souhaités. L’enseignant a toujours été un artisan. Mais le bricolage n’est plus de l’artisanat. Il nuit, petit à petit, insidieusement, à l’enthousiasme du professeur qui maugrée contre ce manque constant de moyens matériels. Ne pourrait-il pas accéder, comme dans les services rectoraux, à des machines avec badge, reliées directement à chaque poste informatique personnel ?
Des élèves désorientés, leurs enseignants avec…
Terminons par un dernier constat fort embarrassant pour l’école de la République. Cette dernière peine à hisser l’ensemble d’une classe d’âge à la maîtrise des fondamentaux. À l’entrée, comme à la sortie du collège, le constat est constant et cinglant : près de 30 % des élèves connaissent des difficultés de lecture, d’écriture (organiser a minima sa pensée) ou de calculs simples. Laissons de côté avec pudeur la maîtrise d’un certain « socle de connaissances et de compétences ».
Dans ce contexte, tous les enseignants observent une arrivée de plus en plus massive d’élèves de collège peu adaptés aux exigences traditionnelles du lycée. Et pourtant, le lycée s’adapte aux élèves qu’il reçoit. Force est de constater, en comparant le contenu de mes cours dispensés en 1999 et en 2022, la diminution du volume des contenus, la synthétisation des notions, la difficulté de la majeure partie des élèves de seconde à construire un argumentaire, une réponse organisée sur plus d’une page et demie. Et à chaque discussion, on s’entend répondre : « c’est comme ça ». Fatum du professeur confronté à la baisse du niveau scolaire des élèves.
Bien sûr, le professeur d’histoire que je suis a bien en tête que des inspecteurs de primaire pouvaient déjà se désoler, à la fin du XIXe siècle, de la baisse du niveau général des élèves. Il a lu et analysé les travaux de Raoul Girardet et sait mettre à distance la trop simpliste évidence du « c’était mieux avant ». Sans doute, nos élèves aujourd’hui ont acquis d’autres compétences, sans doute les meilleurs d’entre eux gardent des capacités d’analyse, de réflexion, un niveau de culture générale formidable. Mais le « ventre mou » ? Les élèves les plus fragiles ou les plus faibles ? Là est sans doute la question centrale que l’Éducation nationale ne sait pas traiter.
À la fin de la troisième, usés sur les bancs d’un collège massifié, accueillant des élèves de plus en plus hétérogènes, sans avoir les moyens institutionnels (programmes et découpage disciplinaires encore une fois hérité du XIXe siècle) et administratifs de résoudre l’équation de la diversité, nombre d’élèves sans projet, poussés par les chefs d’établissement (du chiffre, du chiffre !), par des parents terrorisés à l’idée du lycée « professionnel » encore plus dégradé que les filières générales, sont orientés vers le lycée, censé accélérer les apprentissages collégiens. Une fois au lycée, la réorientation paraît plus difficile à mettre en œuvre en fin de seconde, après avoir goûté un an de cours en lycée général…
Les épreuves changent et s’adaptent aux niveaux des élèves, alors que l’inverse devrait prévaloir. Ainsi, les sujets de dissertation en histoire et géographie (aujourd’hui appelées « questions problématisées » pour ne pas faire trop docte) sont accompagnés du plan attendu. De quoi soutenir la réussite des élèves. Ajoutons ceci : celui qui obtient 10 de moyenne et qui entre en seconde, pourra obtenir moins de la moyenne sur toute sa scolarité lycéenne en décrochant pourtant au final le baccalauréat, sésame qui ouvre aux études supérieures.
Aura-t-il progressé sur les fondamentaux : mieux écrire, mieux lire, avoir acquis une culture générale et civique solide ? Rien n’est moins sûr : l’objectif (utilitaire) est plus important que le chemin pour l’obtenir. Les parents des classes moyennes, épouvantés par un possible déclassement, valident. Peu importe les moyens : décrocher les diplômes et ne pas sombrer. D’où la multiplication des demandes de filières technologiques par des élèves qui pensent réussir avec un niveau médiocre. Cette orientation par défaut remplit des classes de STMG, trop souvent classes « impasses » du lycée, plus difficiles à manœuvrer, pour des élèves qui iront certes jusqu’au baccalauréat, mais avec quelles perspectives futures ? D’autant qu’ils se heurteront en bout de chaîne à l’anxiogène Parcoursup, sélection de moins en moins déguisée pour accéder aux filières du supérieur.
Programmes complexes
Face à ce constat, partagé par tous les collègues et sans doute bon nombre de parents d’élèves qui s’intéressent à l’école, aucune réponse de l’institution. On assiste ainsi à la reproduction systématique de l’existant. Il existe quelques tentatives d’expérimentations et d’innovations pédagogiques : un bureau de la DGESCO et des antennes en académies ont été mis en place pour les recenser, les dynamiser, les valoriser. Pour quels résultats ? Quelques pansements sur une jambe de bois puisque les fondements de l’organisation scolaire ne sont pas réformés.
Dans mon lycée les classes de seconde sont calibrées à vingt-quatre élèves pour travailler mieux cette étape cruciale de transition. Cette expérience, qui dure depuis quelques années, sur des moyens humains constants et jamais renforcés, devrait gagner à être généralisée. Elle sera sans doute remisée à la rentrée prochaine, trop gourmande en heures et en postes d’enseignant. Même si l’ensemble des acteurs, en premier lieu parents et élèves, plébiscitent sa mise en œuvre.
Redisons-le, depuis plusieurs années, voire décennies, les enquêtes et rapports internationaux sur l’état de l’école en France se succèdent et se ressemblent. La proportion d’élèves maîtrisant l’écriture ou la lecture en début de sixième, les mêmes compétences à l’entrée en seconde, ne cesse de diminuer. Ce sont les élèves issus des catégories les plus défavorisées qui s’avèrent aussi les plus fragiles, les plus fragilisés par la crise scolaire doublée d’une crise sociale et sanitaire. N’en déplaise à celles et ceux qui ne jurent encore que par la réussite personnelle déconnectée du poids social des origines.
De la remédiation ? Bien peu : les programmes lourds en lycée n’ont pas été adaptés et abordent des thèmes pointus dignes de l’université. En géographie, les élèves de première étudient les « espaces productifs » et les acteurs de la production : réseaux, flux, le poids des firmes transnationales. Qu’est-ce qu’un espace productif ? Ce concept, élaboré dans les années 1980, permet de dépasser la vieille répartition des activités économiques entre secteurs primaire, secondaire et tertiaire. On ne peut faire plus simple. Et à la suite : les chaînes de valeurs ajoutées, les ZEE ou les ZES, etc. Les termes jargonnant et concepts techniques fleurissent dans certaines disciplines. Se cachent derrière eux des enjeux de pouvoir, la justification de postes, des filières universitaires et de recherche.
Mais quelle plus-value pour les élèves au lycée ? Penser l’espace proche ou la mondialisation des échanges doit-il passer par cet apprentissage hyperspécialisé ? L’encyclopédisme défini au XIXe siècle a fait son temps et mérite d’être réexaminé. On imagine ici les hauts cris des tenants du savoir (comme si nous ne le souhaitions pas nous aussi, le savoir). Il ne s’agit pas d’appauvrir mais d’adapter : une nuance que les programmes actuels ne semblent pas avoir pris en compte.
Le professeur : une représentation dégradée
Redevenu « professeur » en académie, et effectivement dans un établissement scolaire, même agrégé hors classe, les représentations renvoyées par les institutions, vos amis, familles, connaissances, changent du tout au tout. C’est une sorte de retour symbolique à la plèbe, à l’échelon 1 de la hiérarchie du pouvoir, à l’image du « prof » (quelle horreur que ce diminutif) collé à la machine à café, défini par ses « quelques » heures de cours et ses congés à rallonge. Votre traitement administratif et matériel s’en trouve également plus dégradé. Passons ce point, inhérent à toute hiérarchie administrative. Il jure cependant avec les discours politiques constamment énoncés et témoigne d’un gouffre entre la réalité du terrain et les embûches.
Cette dynamique accompagne la dégradation symbolique de la place des professeurs dans la société. En effet, le retour dans la classe signifie aussi le retour du titre de « professeur du secondaire », porté comme une médaille de réussite sociale et d’exemplarité. Mais, dans le monde d’aujourd’hui, le prof est concurrencé par le numérique et les offres pédago-ludiques ou simplement ludiques qui se multiplient. Dans un paysage où la connaissance n’est que peu valorisée, il ne reste que peu de prestige social au professeur du secondaire malgré ses diplômes et sa capacité à continuer à apprendre.
Ce double changement peut aider à expliquer la baisse drastique du nombre de professeurs titulaires (que l’institution a du mal à attirer), remplacés peu à peu par des personnels contractuels ou vacataires, peu ou pas formés, lumpenprolétariat moderne de l’éducation entrée en phase intense d’ubérisation. Dans ce contexte, on peut se gargariser d’avoir réussi à laisser les écoles ouvertes durant le confinement, grâce à l’abnégation des enseignants. Le professeur est à l’éducation ce que la caissière de supermarché est à la grande distribution : il a surtout permis à l’économie de continuer à fonctionner, évitant peut-être en plus que la jeunesse de nos beaux quartiers ou belles banlieues ne mettent les centres villes à feu et à sang.
Pour le reste, point de revalorisation, les beaux mots suffisent. Le professeur ne conserve que peu de légitimité intellectuelle. Lorsqu’il était reconnu comme un « clerc », pivot majeur d’une société du progrès humaniste, il pouvait fièrement décliner son pedigree et mener ses élèves vers plus d’excellence, accompagné par des parents attentifs aux dires du « maître ». À écouter les remarques de mes contemporains lorsque je mentionne désormais ma profession, peu la jugent plus utile qu’une autre. Certains me prennent pour un joyeux animateur et me pardonnent mes larges semaines de congé parce que je réussis à « tenir » des classes de plus de trente adolescents pendant une heure…
L’université conserve peut-être quelque prestige, lié à son histoire et à la qualité des cours qui peuvent y être proposés. Les titres de maître de conférences ou de chargé de cours « à l’université » laissent planer une vague aura de réussite sociale et, ou, d’utilité collective. Le mystère du monde de la recherche. L’université accuse cependant les coups portés par les différentes réformes du secondaire comme du supérieur. Réceptacle des enfants des classes moyennes et populaires, elle n’est pas à même de rivaliser avec les classes préparatoires et les grandes écoles, ces fabriques de l’aristocratie méritocratique très française, socles en fait de la reproduction sociale, qui freine l’éclosion de tous les talents plus qu’elles ne les encouragent. L’université, sans trop de moyens, vivote souvent, les étudiants inscrits ne trouvant que peu de débouchés valorisés, acquérant leur licence en faisant jouer les « compensations ». Et on se contente là encore, tout en vantant l’excellence universitaire, de la perte d’un tiers des étudiants en première année…
Ainsi, lorsque les professeurs réclament le respect dû à leurs tâches, à leurs missions, aux études qu’ils ont menées à bien, ce n’est pas une vaine demande. Elle s’inscrit dans la représentation dégradée du métier que leur renvoie la société. La carrière n’apparaît plus comme une vocation quasi cléricale, associée à une eschatologie : le progrès de l’humanité, la construction d’une nation de citoyens éclairés. La croissance des « vocations » de nombre d’élèves pour la voie STMG s’inscrit sans doute dans cette puissance et fascination contemporaine du marché, du marketing, de la vente.
L’école : dernier service public
Professeur d’histoire, de géographie et d’enseignement moral et civique. Face aux multiples atteintes aux valeurs qui fondent notre République – démocratie, état de droit, laïcité de l’espace scolaire, liberté d’expression, creusement des inégalités, mise à mal de la fraternité –, le dernier volet de ce triptyque enthousiasmant a été renforcé depuis le début des années 2010. Il faut ajouter à cela : l’éducation aux numériques (nouvelle discipline depuis septembre 2020 au lycée) et aux médias d’information qui prend heureusement de la densité à l’école ; le renforcement de l’orientation en seconde ; les dangers des stupéfiants ; l’éducation au développement durable ; le recensement ; etc. Le mouvement de développement des tâches d’éducation tous azimuts que l’école doit relever s’accélère, sans moyens supplémentaires pour y parvenir. Sur la forme, ce sont des heures de plus dans l’emploi du temps des élèves et des enseignants, de multiples digressions pour des personnels pas toujours formés. L’ensemble donne souvent l’impression d’un fourre-tout sans beaucoup de cohérence, parce que les « fondamentaux » de l’école ne changent pas. Accumulation sans volonté politique de refondation, alors même qu’elle absorbe une charge de service public toujours plus lourde.
Bilan ?
Presque dix ans après avoir fermé sa salle de classe, quel bilan un enseignant de retour devant les élèves peut-il livrer de l’institution qu’il sert ? Ce bilan personnel n’est pas celui d’une énième Cassandre. Il souhaite pointer du doigt les freins les plus lourds qui grèvent le système éducatif dans ses structures.
En premier lieu, la gestion des personnels, mécanique et adossée à des incohérences administratives et conceptuelles, ne favorise pas le dynamisme, l’attrait pour les jeunes générations, l’éclosion et la promotion des talents. Rigide pour les titulaires, faisant appel de plus en plus à des contractuels ou vacataires non formées, elle est écartelée, illisible, engluée dans ses contradictions.
En second lieu, le sens même des apprentissages semble échapper à une majorité d’élèves. Si l’enseignant consciencieux qui cherche à tous crins à transmettre un savoir voit briller dans leurs yeux quelques lumières de découverte, de prise de conscience, de curiosité, force est de constater que la majorité subit une structuration jamais vraiment réformée à la hauteur de la massification des effectifs. L’orientation reste le parent pauvre d’un système qui ne pousse pas vraiment à apprendre pour se construire, mais apprendre pour atteindre a minima le baccalauréat « pour tous ».
Au final, ce qui retient l’attention, c’est cette sorte d’impuissance collective du monde enseignant faite d’impuissances individuelles des professeurs qui poussent aux renoncements personnels. La gestion comptable du système éducatif, ses pesanteurs si criantes, la fin de son aura sociale étouffent les enseignants et éloignent les plus jeunes de la carrière. Quel projet réellement national ? « Garder les écoles ouvertes », n’est pas un programme politique. Le système actuel gère la masse, et conforte la reproduction des élites (les statistiques de l’origine sociale des élèves de prépa sont connues) malgré quelques tentatives de discriminations positives. Les rapports de pouvoir, l’académisme, l’encyclopédisme, consolident les inégalités et les pesanteurs scolaires. Pire, aucune échappatoire ne semble devoir exister.
Le professeur transfuge de classe souligne alors le déchirement de l’école entre discours et réalité : poids des héritages et du conservatisme de l’élite (et de l’élite scolaire qui adoube les inégalités du système dont ils profitent), impuissance des acteurs de terrain à réformer en profondeur.
Quelques médications ? Repenser d’abord le rôle de l’école dans la construction nationale parce qu’elle sociabilise d’une part, parce qu’elle forme d’autre part à un projet commun ; mettre à plat l’organisation scolaire (programme, horaires) en conséquence, la rendre plus lisible ; revoir la formation initiale et continue des « maîtres » et leur place dans la société ; rendre le métier attrayant et offrir aux élèves autre chose qu’un parcours primaire-secondaire sclérosé, hérité d’autres temps.
Ce projet commun ne peut être qu’un projet économique, comme l’école ne peut être pensée comme un marché. Il faut certes du courage politique pour affronter tous ces défis à travers la mise en œuvre d’un plan sur plusieurs années, lisible et embrasant tout le système, du concours de recrutement des professeurs aux programmes, du découpage horaire du temps scolaire à l’orientation, de la cohérence enfin de l’articulation secondaire-supérieur repensé (l’université ! l’université restaurée !). Ainsi, mieux pensée, mieux armée, l’Ecole pourrait ne plus être une machine à reproduire les élites sociales, mais bien un incubateur de citoyens et de talents.
A. L.
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