Qui était Sarah Bernhardt ?
Par Alain Beretta
Personne ou presque n’ignore le nom de Sarah Bernhardt. Pour celles et ceux qui souhaitent en savoir plus, le centième anniversaire de sa mort offre l’opportunité de mieux connaître l’artiste et la femme, célébrée de diverses manières, à l’écran et dans les livres. Il est possible de revoir, et ce jusqu’au 17 juillet prochain, le talentueux documentaire télévisé d’Aurine Crémieu, Sarah, la pionnière du business, diffusé sur Arte le 16 avril dernier. Mais surtout, deux approches complémentaires viennent de paraître en librairie en ce printemps 2023, sous forme romanesque et biographique.
Dans Sarah quand même (l’expression « quand même » était la devise de l’actrice, signe de sa vaillance contre les obstacles), publié chez Actes Sud, la romancière et bibliothérapeute, Régine Detambel, se glisse dans la peau de la narratrice, Susan, très éphémère amante de la Divine, devenue sa dévouée femme à tout faire. Elle évoque sa maîtresse au tout début du XXe siècle, alors qu’elle est en pleine gloire, et qu’il lui reste une vingtaine d’années à vivre. Ce cri d’amour rejoint quelque peu un précédent ouvrage admiratif flirtant entre réalité et fiction, Sarah Bernhardt, le rire incassable (Robert Laffont, 1987). Françoise Sagan y imaginait une correspondance épistolaire entre elle et une Sarah vivante, brûlante et surtout très drôle.
Celles et ceux qui préfèrent l’exactitude historique liront avec intérêt la réédition de Sarah Bernhardt. Reine de l’attitude et princesse des gestes (la citation est d’Edmond Rostand). Dans cet ouvrage paru chez Payot, dans la collection « Petite Bibliothèque Payot », Claudette Joannis, conservatrice en chef honoraire des musées de France, a enrichi la première parution de ce livre (2001) en dénichant plusieurs documents inédits sur celle qui inspira à Cocteau l’expression devenue mythique : « monstre sacré ». C’est à partir de ce « portrait intime » qui « n’est pas une biographie », selon l’autrice, que seront résumés ici quelques aspects peu connus de sa personnalité, ou différents de ce que la comédienne en a écrit dans son autobiographie « arrangée », Ma double vie, écrite en 1898 et parue en 1907.
Débuts parisiens
Sarah Bernhardt, c’est avant tout une égérie du théâtre, qui a joué dans pas moins de 167 pièces. Une telle carrière n’était pourtant pas évidente. Au terme d’une enfance qui l’a privée d’amour parental, l’adolescente en révolte se cherche, tentée un moment par une vocation religieuse, jusqu’à ce que sa mère lui offre sa première soirée à la Comédie-Française, dont elle est voisine : en assistant à Britannicus, de Racine, le démon du théâtre la frappe.
Dès lors, le duc de Morny, protecteur de sa mère, lui procure toutes les places qu’elle veut, puis, décelant en elle des talents artistiques, la fait admettre, à 15 ans, au Conservatoire impérial de musique et de déclamation. N’y ayant décroché qu’un deuxième prix de tragédie, puis de comédie, sans Morny, elle ne serait peut-être pas entrée en 1862, à 18 ans, à la Comédie-Française. Elle y débute, à nouveau sous l’étoile de Racine, en jouant Iphigénie, mais est renvoyée au bout d’un an après avoir osé souffleter une sociétaire chevronnée.
Peu après, la jeune actrice se fait embaucher au plus fameux théâtre de la rive gauche parisienne, l’Odéon, où elle restera de 1866 à 1872. Elle y triomphe aussitôt, notamment auprès des étudiants, successivement dans Kean, d’Alexandre Dumas père, Le Passant, de François Coppée (son premier travestissement, en page), et surtout en incarnant la reine de Ruy Blas, qui fait tomber Victor Hugo aux genoux de la comédienne. La notoriété est donc bien établie.
Elle revient alors à la Comédie-Française, avec les honneurs cette fois. Elle s’y lie d’amour avec le grand tragédien Mounet-Sully, avec lequel elle triomphe en 1874 dans Phèdre (encore Racine). Mais après avoir ébloui à nouveau Hugo en Doña Sol dans Hernani, les démêlés de son tempétueux caractère avec l’administrateur général de la maison la font démissionner avec fracas.
Gloire internationale
Choisissant désormais son répertoire et ses partenaires, Sarah Bernhardt alterne alors tournées mondiales et succès parisiens, s’illustrant dans divers genres dramatiques. D’abord les drames bourgeois, comme La Dame aux camélias, de Dumas fils, et les pièces à grand spectacle de Victorien Sardou, Fédora et La Tosca, où son jeu paroxystique enchante.
Elle continue aussi la tragédie, notamment avec la reprise de Phèdre, où elle ne démérite pas des autres grandes interprètes de l’héroïne racinienne, Rachel et Julia Bartet. Sarah apprécie aussi les grands mélodrames historiques, aujourd’hui oubliés, qui préfiguraient les grandes productions hollywoodiennes : on y retrouve Sardou, qui lui offre d’être l’impératrice de Byzance Théodora, la reine d’Égypte Cléopâtre, la duchesse grecque Gismonda. La comédienne accepte enfin des rôles édifiants, tels Jeanne d’Arc, de Jules Barbier, et La Samaritaine, d’Edmond Rostand.
Non contente de triompher sur scène, Sarah Bernhardt prend la direction de théâtres : d’abord celui de la Renaissance, puis celui des Nations, qui prendra le nom de théâtre Sarah-Bernhardt (actuel théâtre de la Ville). Elle y expérimente beaucoup en matière de mise en scène, de choix des décors, de costumes (elle en crée certains) et d’arrangements de textes, comme celui du Lorenzaccio de Musset, qu’elle ampute du dernier acte. Elle ose même s’en prendre à Shakespeare, jouant Macbeth dans une traduction inégale en prose, puis, audace suprême, se travestissant en Hamlet (1899). Ses seuls échecs de comédienne résident dans quelques drames naturalistes, où elle ne peut déployer son art du grandiose, qui lui permet de gommer une différence entre théâtre et réalité. Sinon, sa célébrité est telle que « la Journée Sarah-Bernhardt » du 9 décembre 1896, fastueux hommage rendu, constitue une apothéose.
Par la suite, au début du XXe siècle, Sarah passera plus de temps en tournées triomphales qu’en représentations parisiennes. Mais celles-ci restent aussi applaudies, notamment dans L’Aiglon, de Rostand (1900), où la quinquagénaire n’hésite pas à se travestir pour incarner le jeune homme du rôle-titre, puis en retrouvant Hugo dans sa Lucrèce Borgia (1911).
À la suite d’un accident de scène, on doit lui couper une jambe en 1915, mais cela ne l’empêche pas de continuer à jouer, désormais forcément assise, comme dans la pièce allégorique cocardière Les Cathédrales, pour terminer, comme elle avait débuté, en 1862, avec Racine dans Athalie (1920). Elle a donc passé 58 ans sur les planches.
Cinéma, peinture et sculpture
Par le théâtre, la comédienne s’est assez vite habituée aux caméras, car la plupart de ses grands rôles ont été mis en boîte de son vivant, avec un succès tout particulier pour La Tosca et La Dame aux camélias. Toutefois, celle qu’on appelait « la voix d’or » fut médiocrement enthousiasmée par l’art silencieux du cinéma muet, ne revenant à l’écran que pour tourner La Reine Élisabeth, film d’Henri Desfontaines (1912), Louis Mercanton et Gaston Roudès, qui lancera la compagnie Paramount.
Pourtant, en 1923, peu avant sa mort, quand un producteur américain propose à l’actrice amputée le rôle-titre d’une tireuse de cartes dans La Voyante, un film de son ami Sacha Guitry, elle accepte. Mais trop épuisée, elle jette vite les armes, quelques jours avant de mourir le 25 mars 1923.
Claudette Joannis consacre un des huit chapitres de son ouvrage, intitulé « En marge des salons », à l’œuvre picturale, insuffisamment connue, de Sarah Bernhardt. À contre-courant des habitudes de son époque, la si peu conventionnelle personne, qui possède de vrais dons artistiques, n’hésite pas, audacieusement, à les exploiter, parallèlement au théâtre : « Peindre ou sculpter lui est aussi nécessaire que monter sur les planches », affirme Joannis.
De fait, son désir de peindre s’est manifesté très tôt : dès ses 16 ans, elle s’inscrit à l’école d’art Colombier. En 1860, elle obtient déjà un premier prix pour une huile intitulée L’Hiver aux Champs-Elysées. Certes, après ses premiers succès sur les planches, elle ne pratiquera la peinture que comme un passe-temps, ce qui n’empêchera pas sa production d’avoir du succès. Cependant, son travail ressemble plus à celui d’un amateur doué qu’à celui d’un professionnel.
Sarah s’essaie à la sculpture au hasard d’une circonstance : en 1874, elle prépare un rôle l’obligeant à modeler un sujet sur scène. Avec l’aide de son ami-amant l’artiste Gustave Doré, elle se découvre, là aussi, de réelles aptitudes. Au Salon de 1878, elle obtient une mention honorable pour un groupe grandeur nature en plâtre intitulé Après la tempête, qui fait penser à la célèbre Pietà de Michel-Ange, mais qui est néanmoins conspué, notamment par Rodin. Qu’à cela ne tienne : Sarah participera à la décoration de l’opéra de Monaco en sculptant la figure du Chant dans le groupe La Musique. En outre, pour son compte personnel, elle créera des terres cuites, manifestant son attrait pour l’ésotérisme et la morbidité.
Si la comédienne a peint et sculpté, elle a certainement encore plus été peinte et sculptée elle-même, de la jeune fille de 17 ans photographiée par Félix Nadar, à la vieille femme mutilée de 75 ans en chaise à porteur. Notons en particulier sa durable collaboration avec l’affichiste tchèque Alfons Mucha, qui la sublimera dans nombre de ses grands rôles.
Une forte personnalité
Sarah Bernhardt n’aurait peut-être pas pu mener une telle carrière si elle n’avait pas été dotée d’un caractère passionné, tout en gardant une certaine fragilité. Dès sa jeunesse, elle s’est montrée rebelle, peut-être à la suite d’insatisfactions de cette enfant illégitime, non désirée et mal aimée. Aussi, « Mademoiselle Révolte », comme l’appelle Claudette Joannis dans son premier chapitre, va-t-elle prendre une revanche en s’imposant, sans toujours se maîtriser.
Lorsqu’elle entre à la Comédie-Française, à 18 ans, « ses lubies et ses colères la font davantage remarquer que ses réelles prédispositions pour la scène », remarque l’auteure. Ainsi, un jour où sa sœur cadette, Régina, qui la suit au théâtre, se fait réprimander pour une maladresse par Mademoiselle Nathalie, une honorable sociétaire, Sarah bondit sur elle et la soufflette prestement.
Lorsqu’elle reviendra un peu plus tard dans le même lieu, elle n’admettra pas la rigidité de l’administrateur général, Perrin, et donnera sa démission. De même, lorsque la comédienne Marie Colombier fait paraître, en 1883, Les Mémoires de Sarah Barnum, qui moquent la Divine, cette dernière attaque l’auteure avec une violence impulsive, même si légitime.
Dans sa vie amoureuse, Sarah Bernhardt manifeste une fréquente versatilité. Ses aventures sont multiples et brèves, bien qu’une fois sa carrière lancée, elle s’en tienne aux hommes de théâtre (hormis, au moins, Gambetta et Gustave Doré). Farceuse, elle déclare « vouloir un mari de différentes races selon la couleur de ses robes ». En fait, elle ne se marie qu’une fois, en 1882, avec l’acteur Jacques Damala, qui meurt sept ans après. Mais elle multiplie les amants, associant son admiration pour eux et son intérêt pour elle : François Coppée, Edmond Rostand, Jean Richepin, Jules Lemaître, Victorien Sardou. Son principal (unique ?) amour véritable reste certainement son partenaire de la Comédie-Française, Jean Mounet-Sully, mais leur liaison ne dure que deux ans (1872-1874). Sarah a peut-être été plus sincère et plus constante en amitié qu’en amour.
Audacieuse et généreuse
L’audace de la comédienne est indissociable de son sens de la justice, mais aussi de la construction de sa carrière. Sur ce dernier point, Sarah Bernhardt est certainement la seule artiste à s’être produite si souvent dans le monde entier ; au rythme de près d’une dizaine de croisières, elle a sillonné pendant quarante ans mers et continents, avec son impresario William Jarret. Celle que Claudette Joannis appelle « l’errante » débute en 1880-1881 en Amérique du Nord, où elle joue La Dame aux camélias, sous le titre Camille, afin de ne pas choquer la société américaine puritaine en évoquant une prostituée.
En 1891-1892, la tournée devient mondiale et la mène jusqu’en Australie. Entre 1900 et 1914, les voyages s’avèrent encore plus nombreux : en Amérique comme en Europe, la comédienne est accueillie avec un semblable succès. Même amputée de sa jambe, elle repartira, de 1916 à 1921, en Amérique, Italie, Angleterre et Espagne, illustrant sa devise de volonté et courage : « Quand même ».
Si Sarah multiplie les tournées, c’est pour, outre se faire applaudir, se refaire une santé financière, car sa générosité lui fait dépenser son argent sans compter, comme le fera plus tard son admiratrice Françoise Sagan. À deux reprises, elle se dévoue à la cause des soldats et des blessés lors de guerres. En août 1870, peu après la capitulation de la France, elle finance un Comité des artistes afin de ranimer le patriotisme, puis elle installe une ambulance à l’Odéon. En 1915, alors qu’elle vient d’être amputée, elle propose ses services pour organiser le théâtre aux armées, et n’hésite pas à retraverser l’Atlantique pour collecter des fonds aux États-Unis.
Victime d’antisémitisme
On imagine mal a priori comment un si fort tempérament a pu être victimisé. Et d’abord par son physique : on a moqué sa maigreur de « pauvre squelette », qui n’échappe pas à la férocité des humoristes. Surtout, d’origine juive, elle a subi l’antisémitisme. Dès ses débuts à la Comédie-Française, une lettre anonyme lui enjoint de « ne pas faire voir son horrible nez juif » à une prochaine cérémonie. Lors de l’affaire Dreyfus, soutenant Zola, elle prend bien sûr courageusement la défense de l’accusé, contre l’avis de son fils chéri.
Sarah Bernhardt a-t-elle réussi ce qu’elle souhaitait : « Faire de sa vie une œuvre d’art » ? Par sa carrière théâtrale en tout cas, elle est entrée dans la légende.
A. B.
Ressources
- Aurine Crémieu, documentaire Sarah, la pionnière du business, documentaire, Arte, 2023, disponible en replay jusqu’au 17 juillet 2023.
- Régine Detambel, Sarah quand même, Actes Sud, 176 p., 19 euros, 2023.
- Claudette Joannis, Sarah Bernhardt. Reine de l’attitude et princesse des gestes, J’ai lu, 2003.
- François Sagan, Sarah Bernhardt, le rire incassable, Robert Laffont, 1987.
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