Pour la discontinuité pédagogique
En l’espace d’un week-end, le mot d’ordre « continuité pédagogique » s’est imposé avec une évidence qui en suspendait toute analyse critique. Continuer. Continuer la classe. Comment pouvait-il en être autrement ? Chacun se sent investi d’un devoir, d’une obligation, semblable à la réaction ayant succédé aux attentats : résister aux événements, poursuivre la vie, poursuivre ce qui est précieux dans la vie, hier la liberté, aujourd’hui l’éducation, la vie scolaire et étudiante.
Donc la continuité pédagogique règne légitimement dans la parole officielle, discours et documents, entretenant l’idée que la classe peut se poursuivre, va se poursuivre « à la maison », que les moyens numériques, ENT, classe à la maison, classe virtuelle sont de nature à remplacer le cours physique entre les murs du collège et du lycée, et que la communauté éducative est prête, ministère, Cned, enseignants, familles : l’union sacrée.
Cette idée pourtant est une illusion et un piège. Une illusion parce que la classe à distance, par ce qu’implique sa dénomination même, contredit ce qu’est une classe : présence, interaction, ambiance, voisins, mouvements, voix, rythme, répétitions, motivation, discipline, rituels, décor, tableau… La distance, l’isolement physique, diluent nécessairement l’effet de classe pour muer en autre chose qui est non plus une classe mais une « classe-à-distance », mot composé qui est une décomposition de la classe. Cela dit, cette mue ne signifie pas que la classe-à-distance soit inintéressante, inefficace, ou improductive. Elle a sa place , sa raison d’être, son profit pour l’élève (et elle l’a déjà prouvé pour les enfants hospitalisés, les enfants privés d’école et dans d’autres cas de scolarisation empêchée) mais il ne faut pas la présenter comme une simple transposition neutre et équivalente, d’une classe d’établissement scolaire en classe à la maison.
Car cette illusion pourrait alors s’avérer un piège : celui qui consisterait à terme à banaliser la classe-à-distance, à l’intégrer aux tâches du professeur, à ses préparations, à devenir la règle en cas d’absence et de non-remplacement d’enseignant, devenir l’option pour certains établissements qui proposeraient des cours à distance à défaut de cours physiques, devenir la référence et le modèle à suivre avec ses élèves…
Il est évident que la situation inédite que traverse l’école va servir de laboratoire et de test pour le ministère qui non seulement va avoir la possibilité (et le devoir) de réfléchir à l’amélioration des dispositifs numériques actuels mais aussi à une extension de leurs usages. À terme, l’Éducation nationale pourrait se rapprocher du niveau de prestations à distance et du type de contrôle que les écoles privées du secondaire ou post-bac proposent déjà : cours en « live » : vidéo, chat, copies dématérialisées, vidéo correction, quiz, QCM… ce qui n’est peut-être pas ce que nous voulons.
Aussi la continuité pédagogique peut-elle être envisagée autrement : non pas comme poursuite du même, fiction de l’identique, exécution du programme via les technologies nouvelles, mais comme maintien certes du geste pédagogique, mais centré sur des objets différents, des apprentissages complémentaires. Ainsi, pour le cours de français notamment, alors que l’on pointe si souvent le manque de temps comme l’une des causes principales du recul de la lecture, ne peut-on profiter de l’occasion pour remettre au centre du travail scolaire la lecture d’œuvres adaptées au niveau des élèves ?
Dans les conditions actuelles, une heure ou deux de lecture par jour ne devient plus impensable, l’incitation de textes à lire dans le manuel ou sur Internet n’est plus impossible ; écrire, écrire des textes encadrés, à la manière d’atelier d’écriture, des textes de fiction, de biographie, de poésie, de presse, de théâtre ou de chanson, remplir une page ou deux par jour ne devient plus un égarement mais un loisir culturel, un apprentissage de la maîtrise de la langue et de la pensée et l’invitation à la création de vidéos, de récitations ou scènes de théâtre enregistrés, tout comme l’exploration dirigée de tel ou tel site pédagogique sur Internet ne sont que deux exemples parmi d’autres des directions que peut prendre une liberté pédagogique vraiment assumée.
La continuité pédagogique ne doit pas être un esclavage technologique, mais un temps de liberté. La pédagogie différenciée, si souvent chantée, ne trouve-t-elle pas là une occasion unique pour se vivre réellement dans le rapport personnel de l’enseignant à son élève ? Le travail de groupe ne trouve-t-il pas lui aussi un temps de réalisation enfin non contraint ?
La fermeture des établissements ne doit pas être uniquement un tremplin pour les techniques numériques d’enseignement à distance, elle doit être une occasion pour chacun des enseignants de faire aimer le français, la lecture et l’écriture, selon son tempérament, ses compétences et sa connaissance des élèves.
Et pour cela l’être au besoin au risque de discontinuité pédagogique.
Pascal Caglar