Peut-on tout dire aux jeunes lecteurs ?
Par Alexia Psarolis, chercheuse (Le Mans Université)
Issu d’un cycle de conférences à l’université du Luxembourg, l’ouvrage collectif Peut-on tout leur dire ? sous la direction de Tonia Raus et Sébastian Thiltges, s’attaque à l’indicible en littérature jeunesse à travers l’écologie, la transmission des événements historiques, des expériences adolescentes, des questions de genre. Analyse.
Par Alexia Psarolis, chercheuse (Le Mans Université)
Peut-on tout dire aux jeunes lecteurs ? Comment les récits fictionnels s’emparent-ils de sujets considérés comme sensibles, à hauteur d’enfants ? C’est ce qu’analyse un ouvrage collectif codirigé par Tonia Raus, professeure adjointe de littérature française et de didactique de la littérature à l’université du Luxembourg, et Sébastian Thilges, docteur en littérature comparée. À l’heure où la censure prend des formes inattendues et continue de mettre à l’index des livres qui n’ont d’autre vocation que de s’inscrire dans notre contemporanéité, cette publication, issue d’un cycle de conférences[1], prend à bras-le-corps la question de l’indicible en littérature jeunesse à travers les thèmes de l’écologie, de la transmission des événements historiques, des expériences adolescentes, des questions de genre. Tour d’horizon critique.
L’indicible dans le champ littéraire
Parler d’indicible apparaît d’emblée antinomique. N’est-ce pas un paradoxe d’exprimer ce qui ne peut être dit ? Comment définir l’indicible, lexicalement et conceptuellement ? C’est la question préliminaire que posent les codirecteurs et contributeurs de cet ouvrage. « Ineffable, inexprimable, indescriptible, innommable… », nombreux sont les adjectifs quasi-synonymes pour qualifier la difficulté à dire et non son impossibilité. En introduction, les codirecteurs de cet essai tentent de définir ce terme polysémique et ambivalent : « L’indicible ne désigne pas qu’un sujet tabou, difficilement évocable. ». Il est la manifestation d’une expression poétique de l’écriture et de la lecture. L’originalité du point de vue développé ici est de considérer l’indicible dans l’entièreté du champ littéraire, « quand il est au croisement du psychologique, du social, du poétique et de l’esthétique ; quand il touche tant aux choses évoquées qu’aux modalités d’expression ; quand il concerne aussi bien l’écriture que la lecture et la réception littéraires. »
Les frontières du silence
La littérature, rappellent les auteurs, est une expérience de la limite prise comme ligne de séparation « entre le monde interne et externe qui peuvent se rejoindre dans l’expérience de la lecture ». Mais qui en décide les contours ? Dans son article portant sur la censure et l’autocensure du livre jeunesse, Daniel Delbrassine étudie tour à tour les cas français, états-unien et allemand.
En France, la loi n°49-956 du 16 juillet 1949, première limite de nature juridique, interdit les publications présentant un danger pour la jeunesse. La Commission de surveillance et de contrôle, qui dépend des ministères de la Justice et de l’Intérieur, reçoit tous les titres à publier, avec mention obligatoire des âges auxquels ils sont destinés. Si la censure stricto sensu s’applique rarement en tant que telle, et quand c’est le cas, sous la pression de lobbies, l’autocensure n’en est pas absente pour autant dans le chef des auteurs, voire des éditeurs et des prescripteurs, attentifs aux humeurs de leur lectorat… c’est-à-dire leur marché.
Aux États-Unis, tandis qu’émergent des formes de résistance à la censure (National Coalition Against Censorship (NCAC) ou encore la Banned Books Week, organisée par l’American Library Association), l’apparition récente du métier de sensitivity reader fait débat, ce relecteur qui intervient dans le texte pour gommer ou reformuler des passages considérés comme « sensibles » pour des minorités.
Dans les trois pays étudiés, Daniel Delbrassine souligne les tabous que représentent les thèmes de la sexualité, de la violence, de la politique, ou encore, récemment, celui du genre et de la race, sans prise en compte des procédés littéraires et stylistiques mis en œuvre dans les récits. « Que reste-t-il du pouvoir formateur de la lecture ? » s’interroge le spécialiste du roman adolescent, à l’ère du politiquement correct.
Paroles d’ados
L’analyse énonciative et stylistique, c’est ce à quoi se livre Tonia Raus dans sa contribution. Le livre luxembourgeois de Claudine Muno, Sou wéi et net war, (dont la traduction serait : « Comme cela ne s’est pas passé ») constitue son objet d’étude, un récit de formation dans lequel le protagoniste découvre son homosexualité. L’analyse narrative met à jour une polyphonie qui fait écho à cette recherche de voie/voix propre à l’adolescence, selon Tonia Raus. L’indicible est ici pris en charge par des niveaux énonciatifs hétérogènes. De son côté, le dramaturge Luc Tartar livre son expérience d’ateliers d’écriture avec des ados, qui visent, entre autres, à les aider à se libérer de leurs conflits par et grâce au verbe, en dépit de leur fragilité et de leur pudeur.
Écologie, désastre et fin du monde
Conflits, violence, homosexualité…, le thème de l’écologie, actuellement omniprésent, pose autrement question. « Comment leur annoncer la catastrophe ? », questionne Nathalie Prince, professeure de littérature générale et comparée à l’université du Mans. L’éco-littérature pour la jeunesse, courant né dans les années 1970, donne naissance à des livres (albums, romans…) relatant le désastre écologique, et à une littérature apocalyptique ou dystopique (Hunger Games, de Suzanne Collins ; Ferrailleurs des mers, de Paolo Bacigalupi ; Gone, de Michael Grant…). Les fléaux tels que la déforestation, la pollution, la mauvaise alimentation sont dénoncés au travers d’une fiction vertueuse, aux intentions éducatives à peine dissimulées comme dans Salpote t’aide à préserver ta planète, de Claudine Desmarteau. Nathalie Prince invite à considérer d’une autre façon l’éco-littérature contemporaine, autrement moralisatrice : « On moralise [l’enfant] pour qu’il ne devienne pas comme l’adulte qui, jusque-là, a mené le monde à sa perte. […] [L’éco-littérature jeunesse] telle qu’elle s’écrit de nos jours ne consiste plus tant à adapter l’enfant au monde qu’à faire en sorte que l’enfant soit susceptible de transformer le monde en le sauvant, en le pansant, en le re-pansant. » Faut-il donc dire la vérité aux enfants ? Assurément, selon la professeure pour qui la littérature jeunesse renferme cette capacité de faire grandir le petit lecteur.
Histoire et questions de genre
« La Shoah n’est pas indicible, elle n’existe tout simplement pas pour ce public », note Éléonore Hamaide-Jager, chercheuse à l’université d’Artois. Pas ou très peu de livres avant 1980 pour en parler. Les éditeurs commencent à s’emparer du sujet quand la période et ses atrocités sont abordées à l’école primaire, qui relie histoire et littérature. Intégrée dans la culture générale à transmettre, la Shoah n’est plus taboue en littérature de jeunesse. L’enjeu consiste aujourd’hui à allier « recherche scripturale et transmission d’une expérience », selon l’auteure.
Dans cet essai sur l’indicible en littérature de jeunesse, la guerre d’Algérie et la colonisation de l’Afrique subsaharienne font également l’objet de deux articles sur les façons littéraires de lever le silence… ou de dévoiler tout en voilant. L’Algérie ou la mort des autres, de Virginie Buisson, est le premier livre pour enfants sur la guerre d’Algérie, paru en 1981. D’autres titres suivront tels que Silence complice, de Michèle Bayar (2003), C’était pas la guerre, d’Alexandrine Brisson (2007)… Concernant la « colonisation » de l’Afrique subsaharienne, cela demeure « un sujet très marginal », selon la chercheuse Élodie Malanda, pour qui l’impact de l’impensé colonial est toujours prégnant dans la littérature jeunesse.
Cette étude s’achève sur la question du genre et les sujets LGBTIQ+. Une contribution signée Sandy Arturo exhorte à offrir aux jeunes de nouveaux récits, dénués de stéréotypes, à une génération « qui développera une toute nouvelle dimension de dicibilité ». En dépit du grand succès de I am Jazz, le livrede Herthel et Jennings (2014), devenu bande dessinée, relatant le parcours trans de l’Étasunienne Jazz Jennings, le contributeur dénonce la frilosité des adultes, et milite pour une littérature ouverte à la diversité, laquelle ne peut devenir dicible que si elle peut être racontée de manière respectueuse.
Cet ouvrage, qui traite des tabous actuels en littérature jeunesse, se fonde sur des récits analysés littérairement, d’un point de vue narratif et discursif, ce qui fait sa richesse et sa force. « Quand l’indicible vient au jour, c’est politique. » En écho à cette citation d’Annie Ernaux, placée en exergue de la conclusion[2], on peut juste regretter l’absence d’un article, au sein de l’ouvrage, sur les récits de transfuges de classe, sur l’argent et sa provenance, comme autant de sujets sensibles mais finalement tout aussi dicibles puisqu’existants, à l’instar des titres cités qui égrènent cette publication.
A. P.
Tonia Raus et Sébastian Thiltges (sous la direction de), Peut-on tout leur dire ? Formes de l’indicible en littérature jeunesse, Presses universitaires de Bordeaux, mars 2024, 218 pages, 25 euros.
Notes
[1] Cycle « L’indicible en littérature jeunesse », organisé dans le cadre du bachelor en cultures européennes à l’université du Luxembourg, en 2020.
[2] Discours de réception du prix Nobel en 2022
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