Olivia Rosenthal, Une femme sur le fil :
trouver l’équilibre
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Dans son nouveau roman, Olivia Rosenthal met ses pas dans ceux des funambules et déroule la bobine pour suivre le fil de plusieurs histoires, dont la sienne.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Certains livres portent en eux une vitalité, une envie de savoir et de comprendre qui se transmet au lecteur. Les livres d’Olivia Rosenthal sont de ceux-là, et Une femme sur le fil suit en ce sens Que font les rennes après Noël ? (2010), Ils ne sont pour rien dans mes larmes (2012) ou Un singe à ma fenêtre (2022), pour ne citer que quelques titres. L’autrice, également professeure de littérature et co-responsable du master d’écriture créative de Paris VIII est une curieuse, une femme inventive, dont le regard sur le monde aide à mieux penser.
Chez Olivia Rosenthal, tout part d’une question : la condition animale, l’émotion au cinéma qui change une vie, les attentats qui fragilisent un peuple ou un pays (en l’occurrence le Japon). Dans Une femme sur le fil, elle s’interroge sur le vertige, le vide, et part sur la façon dont les équilibristes ou acrobates parviennent à tenir debout sur un fil. Le mot même est riche : « J’ai donc décidé, par défi, de choisir ce thème, le fil, suivre le fil, le fil de la vie, de fil en aiguille, couper le fil, filer la métaphore, choisir la bonne filière, filer doux, filer à l’anglaise, donner du fil à retordre, marcher sur un fil, etc. etc. Il y a tellement d’expressions que je ne sais plus si le fil m’aide à avancer ou à fuir. Même si je suppose que parfois fuir et avancer, c’est la même chose. »
L’écrivaine a mené des entretiens avec certains de ces artistes du vide, et l’une des trames du livre est constituée de leurs témoignages. Mais d’autres fils se croisent dans la trame : une fiction court à travers le livre autour du personnage de Zoé, une enfant qui ne craint rien tant que d’être avec ou face à son oncle, un prédateur. Elle tente de lui échapper à la sortie de l’école, et si le fil-de-fériste marche droit sur son câble, Zoé se défile – verbe ô combien signifiant – prend des détours, tente de semer l’oncle dans le labyrinthe, usant parfois de ruse et toujours de la fuite.
De fil en aiguille
Le vide et le vertige sont pour l’autrice des perceptions ou sensations familières. Ils renvoient à un événement traumatique de son enfance, avec la mort de sa sœur. Une sœur qui aimait lire Le Baron perché, histoire, là aussi, d’enfant puis d’adulte installé dans un arbre, prenant donc de la hauteur sans vraiment quitter les humains, ses semblables.
Le fil a joué un rôle important dans sa vie : son père, ingénieur textile, daltonien, avait besoin de l’aide de ses filles pour distinguer le rouge et le vert. Pour écrire son livre, Olivia Rosenthal s’est rendue dans le nord de la France pour étudier la difficile, en raison des variations climatiques, culture du lin. Ce matériau a servi pour bien des costumes vendus par son père.
Enfin, marcher sur le fil est une image qui convient parfaitement à l’écrivain (et à tout artiste). Surtout à Olivia Rosenthal qui construit son texte sans en connaître le terme. Mille paragraphes constituent cet ouvrage de 155 pages. Un mot, une phrase, plusieurs phrases, c’est selon. Tous sont numérotés, ne serait-ce que grâce aux outils du traitement de texte.
« À la différence du bricolage qui focalise mon angoisse parce que j’ai peur par maladresse ou impatience de briser ce que j’avais prévu de réparer, les objets de pensée m’offrent un refuge, je n’hésite pas à triturer les textes, à bousculer l’ordre des séquences, à démolir et à reconstruire plusieurs fois, même s’il m’arrive de sombrer dans la mélancolie à force de ne pas trouver d’issue. »
De nombreux fragments du texte portent sur la méthode, sur l’écriture et l’emploi des temps, sur les signes de ponctuation qu’elle n’aime pas, comme le point d’exclamation – « aveu de faiblesse » – ou les points de suspension qui crée une « fausse connivence », ce en quoi elle est d’accord avec Jean Echenoz qui n’utilise jamais ce signe, et en désaccord avec Anton Tchekhov.
La fiction permet des hypothèses
Un écrivain est de passage, de temps à autre, dans Une femme sur le fil : Montaigne. Entre autres raisons parce qu’il a écrit Les Essais, a commencé tardivement pour ne jamais arrêter de remanier le texte, de répéter, de recommencer. Or, la répétition est preuve d’oubli, voire de vieillissement. Olivia Rosenthal se cite, non par vanité, mais parce que ses obsessions reviennent, changeant seulement de forme.
Ses entretiens avec les acrobates lui apprennent que la plupart d’entre eux ont connu la violence. Celle de parents qui se disputaient, voire se battaient (on devine qui battait qui), de parents qui ne les aimaient pas ou ne les reconnaissaient pas comme leurs. Ces hommes et femmes qui se tiennent sur le fil sont souvent des « bâtards ». On dirait « enfant naturel », mais l’autrice a écrit Éloge des bâtards (2019), et le terme n’a rien pour elle de péjoratif.
Le fil est ce qui nous relie à qui nous précède ou nous suit. L’autrice parle même d’idéologie de la transmission. Une partie de pêche ou de chasse, des liens du sang, cette « idéologie généalogique est formidablement efficace », note-t-elle en prenant appui sur les fictions américaines. Mais Olivia Rosenthal n’est pas soucieuse d’efficacité, elle préfère la façon dont des écrivaines esquivent cette relation, telle Maggie Nelson ou Gaëlle Obiégly. Elle a d’autres préférences : « Pas de vérité absolue, seulement des tentatives, des ellipses, des blancs, des trous, des vides. À travers la fiction, on cherche moins des solutions que des questions et des hypothèses. ».
Sans doute est-ce ce qui la distingue des hommes ou femmes capables de franchir des espaces immenses en marchant sur un fil : « La pratique du fil est impitoyablement inclusive, elle oblige non seulement à sentir les axes horizontaux et verticaux de ton propre corps, lignes des hanches, des épaules, de la colonne vertébrale mais aussi à accepter de l’exposer à des intrants, le vent, l’air, la pluie, le creux et la souplesse du fil. Le funambule doit sans cesse négocier avec ces forces de changements et de résistance qui peuvent être extérieures ou intérieures. Le doute par exemple est une force déstabilisante et il faut le traiter comme un intrant, au même titre que l’atmosphère ou l’état du matériel ».
Elle utilise le terme « intrant », rare en fiction littéraire : « Le roman pourrait être un intrant destiné à lutter contre la colère, la tristesse, l’incertitude et tous les états psychiques d’instabilité ». Ainsi envisagé, ce genre littéraire, que des fabricants de produits vite faits rendent vain, retrouverait sens.
« J’imagine un lecteur dans un salon du livre qui me demanderait, comme le font souvent les lecteurs : pouvez-vous me résumer votre livre ? Pouvez-vous me dire de quoi il parle ? Et je lui répondrais, en reprenant les mots de M., mon ami acrobate, que, dans le tourbillon où on entre pour chaque livre, on est aspiré par un cône aux parois duquel on se cogne, et que ces parois marquent la limite entre ce qu’on tient pour acquis et ce qu’on ignore. »
N. C.
Olivia Rosenthal, Une femme sur le fil, Verticales, 153 p. 17 €.
Ressources
- Lire aussi : Colum McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle, Belfond, 436 p., 22 euros.
- Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, Verticales, 2014.
- Olivia Rosenthal, L’art du kintsugi, Verticales, 2022.
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