« Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers. Un auteur d’albums pour la jeunesse s’attaque à l’histoire du monde
Projet pharaonique : Yvan Pommaux s’attaque à l’histoire du monde. Son œuvre comptait déjà quelques sauts de la petite à la grande histoire ; le voici prenant à bras le corps le défi de l’« histoire globale », en un album spectaculaire, aussi beau que grand.
Le trajet n’est pas commun et intéresse particulièrement le professeur soucieux de faire lire à ses élèves des récits qui ne trahissent pas son souci d’éducateur.
Il est défini dès le premier mot du titre : Nous, notre Histoire. Il s’agit donc de nous raconter nous, les hommes d’une même planète, embarqués dans une histoire commune depuis les origines. Le regard part de la Terre en formation, passe d’une carte à un paysage, revient à la rotondité de la planète en point final.
Yvan Pommaux a l’art de passer des vastes panoramas des civilisations aux petites scènes de la vie quotidienne truffées de détails. L’artiste est à l’œuvre, aux côtés de l’historien amateur qui a tiré la leçon des Annales : l’histoire de l’humanité n’est pas seulement celle des grands hommes, relégués en quelques feuillets au seuil du récit. Et l’histoire du monde n’est pas seulement celle de l’Occident, leçon tirée des études postcoloniales et des Subaltern Studies.
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Raconter l’Histoire aux enfants d’aujourd’hui
Pour se saisir de l’Histoire, l’auteur jeunesse peut se fonder sur deux traditions bien établies : celle de la fiction historique et celle du documentaire. Dans le premier cas, il brosse le tableau d’une époque en inventant ses propres personnages et sa propre intrigue qui croiseront allègrement personnages historiques et grands événements. Dans le second cas, la fiction est bannie et, pour apprendre la vérité des faits, le regard porté sur la documentation écarte délibérément le romanesque.
C’est bien ce souci d’objectivité qui guide Yvan Pommaux dans son nouvel ouvrage. Pour garantir les faits, tous les moyens sont bons : apport des connaissances d’historien de Christophe Ylla-Somers, représentation méticuleuse des monuments et des objets, frise et cartographie tenant compte de l’état de la science.
Mais le récit n’en est pas pour autant écarté et devient même le propos central : voilà comment l’Histoire se raconte aujourd’hui. Les points d’ombre de l’histoire de grand-papa sont exposés au grand jour : que sait-on aujourd’hui de la levée des pierres debout, des tentatives de conquête de l’Amérique par les Vikings, de la migration des peuples sud-sahariens, dont il importe de ne pas dénier l’Histoire ? Tout cela fait récit, associant intimement textes et images.
L’hypothèse se dit également pour elle-même ; l’indécidable émerge à l’occasion : « Existe-t-il un peuple celte ? Oui et non… » (p. 36), « Que dire du continent américain ? » (p. 25), et « Quels événements caractériseront notre temps aux yeux des futurs historiens ? » (p. 84). Mettre le récit en exergue fait entendre la modernité du discours qui, sans attenter à la fiabilité des événements, assurément s’expose.
Le choix du « nous »
Le parti pris de la première personne relèverait-il d’un effet de mode dans les collections historiques destinées à la jeunesse ? Ici, cependant, pas de journal intime ni de confessions de personnages, le « nous » est moins une focale interne de narration qu’une façon de considérer comme un tout l’objet du récit : « les hommes », que tout bon historien traque « comme l’ogre de la légende », disait Marc Bloch (Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, 1960).
Ce « nous » a tous les visages, les âges et les costumes de la couverture. Ce « nous » forge le fer, chahute dans les bains publics, hisse les voiles. Et ce « nous » traverse le détroit de Béring, coupe la canne à sucre, construit la Grande Muraille. Il arrive pourtant un moment dans le récit où les accents rousseauistes ne tiennent plus et où le parti pris du « nous » craque littéralement en distinctions marquées des corps et des cultures.
Le grand bandeau des pages 32 et 33 s’en explique, comme trait significatif de l’évolution du récit de l’humanité : « Nos relations, de conflits en alliances, se compliquent, et depuis longtemps, en considérant les hommes et les femmes d’un autre peuple, nous ne pensons pas “nous” mais “eux”. »
Le récit à la troisième personne emprunte alors les codes plus conventionnels du documentaire jeunesse, avec parfois ces phylactères discrètement esquissés qui font entendre la voix de personnages : « Je suis portugais, et je vis dans un petit royaume du Couchant » (p. 62), ou encore des « nous », mais, cette fois, assignés à des personnages opposés : « Nous affrontons les Romains depuis des siècles. Ils nous appellent les Germains » (p. 46) et, en une vignette inscrite sous les pas de leurs chevaux, deux Romains alanguis : « Il paraît que les Barbares s’installent en Gaule, par là-bas, au Couchant, dans nos villes, en empruntant nos routes... » (p. 47).
Tout devient affaire de désignation, d’étiquettes qu’on se lance à la tête. Catholiques contre protestants, bourgeois contre aristocrates, sudistes contre nordistes, les camps ennemis se distinguent en obligeant la dénomination extérieure. Il faudra toute la détermination du conteur pour retrouver « notre Histoire » dans les dernières pages entachées des atrocités nazies et faire de nouveau sonner l’affirmation originelle : « Nous sommes tous des Homo sapiens, avec les mêmes ancêtres, partis d’Afrique voilà 150 000 ans » (p. 83).
L’indépassable de tout récit de l’humanité – l’impossibilité de s’extraire du navire commun – se dit sans équivoque ni tragique, avec la simplicité de l’évidence.
Les peuples, tous les peuples…
On connaît la fascination d’Yvan Pommaux pour les héros : les vedettes de cinéma, les sauveurs d’intrigue policière, les preux chevaliers et, de plus en plus dans les derniers albums, les héros mythologiques, Thésée, Orphée, Œdipe, Ulysse, dont les hauts faits marquent les mémoires. Les héros occupent pourtant cette fois la portion congrue, dans une galerie de portraits en annexe, invitant au jeu de piste pour reconnaître leurs traces dans l’Histoire générale précédemment contée.
Cette Histoire-là s’affirme comme une Histoire des peuples, et même une Histoire du petit peuple, celui qui forge le fer, plante le blé, meurt de la peste noire, écoute les prédicateurs. Ce n’est pas la première fois qu’Yvan Pommaux prête une Histoire aux humbles. Réjane Niogret et Christian Poslaniec faisaient même de l’attention aux classes sociales un principe de sa réécriture des contes, dans le numéro que L’École des lettres lui a consacré en mai-juin 2013 (voir en note). Il est donc ici question des riches qui « se vautrent dans un luxe inouï » (p. 42) et côtoient une « humanité en haillons » (p. 73).
Tableau noir des prisonniers de guerre réduits en esclavage, des femmes cloîtrées, des chômeurs errants, mais surtout tableau heureux des enfants qui courent après les chiens, de la lavandière étendant sa lessive et du forgeron en plein travail. L’évocation du peuple fait la part belle à cette « histoire économique et sociale des Annales » que Nicolas Offenstadt décrit comme une histoire plus ouverte, « attentive à des individus variés » (L’Historiographie, PUF, ” Que sais-je ? “, 2011).
On peut sans mal considérer qu’effectivement, sous le crayon d’Yvan Pommaux, l’Histoire racontée aux enfants d’aujourd’hui fait son miel des apports des historiographes et compose un feuilleté des regards portés. Cette façon d’écrire l’Histoire se décentre délibérément de l’Occident. Si l’Acropole est bien présente, en haut d’une double-page panoramique plongeant sur le théâtre, la muraille de Chine et la pyramide maya de Kukulcán ont autant d’importance.
Les découvertes parallèles soulignent les hasards de l’évolution : « Deux peuples, l’un en Chine, l’autre en Afrique, fabriquent sans se connaître les meilleurs fours » (p. 29). Mieux : l’espace de la page s’organise parfois en carrés égaux, un pour l’Amérique, un pour la péninsule Arabique, un troisième pour le territoire des Celtes, un dernier associant l’Australie et la Polynésie.
Et encore : les ruptures d’image d’une civilisation à l’autre tissent une équivalence du sort réservé aux femmes en l’an 1000, dans un tableau unique que le texte ne cherche guère à nuancer : « Elles tiennent la maison et élèvent les enfants sans contester l’ordre établi » (p. 55). Qui plus est : le tableau d’un « fleuve spirituel philosophique et religieux qui va traverser le monde » (p. 35) se dit aussi audacieusement, en deux bandes horizontales pour la Palestine et la Perse, et deux colonnes verticales pour la Chine et l’Inde : les prophètes ne sont pas nommés et leur écoute par les victimes des guerres, aspirant à s’éloigner par l’esprit des souffrances terrestres, dessine en filigrane un discours profondément laïc.
Un album de haute tenue
À l’évidence, cet ouvrage est exigeant pour son lecteur : l’adresse au jeune public ne dévoie ni l’apport de connaissances, ni la langue employée, ni l’enchâssement des images ou les codes des légendes cartographiques. Mais le rôle de passeur de l’auteur de littérature de jeunesse s’y affirme sans doute plus qu’ailleurs par l’inscription délibérée dans les cultures de l’enfance. Jeu de construction des terrasses d’un palais sumérien, saynètes de Playmobil des personnages de la vie quotidienne, envol final de Superman… Ce récit-là parle aux enfants dans un langage qui leur est familier et émeut le fin connaisseur de Pommaux : dragon de Tout est calme !, décor naturel de L’Île du monstril, Chatterton endormi, silhouette possible de Marion Duval…
Yvan Pommaux prend aussi un plaisir de maquettiste à utiliser la double-page pour de spectaculaires vaisseaux : galion espagnol, navire phénicien, drakkar viking. La proue désigne l’orientation de la lecture, mais des flèches cinglantes peuvent aussi bien prendre le lecteur « à rebrousse-lecture ». Le cadrage souvent sophistiqué narre en soi une histoire composite, usant des moyens artistiques bien connus d’un confectionneur de livres pour enfants : ici un effet de volumen pour le Livre des morts égyptien, là la pliure en accordéon d’un codex chinois, et encore le jeté d’un foulard reproduisant le tracé de la route de la soie.
L’objet-livre est mis en perspective, de même qu’une histoire de la représentation : sous une gravure à la mine de plomb, les peintres témoignent de leur art, dans une gamme contrastée de couleurs. Il faut dire que le travail de coloriste de Nicole Pommaux n’est pas de rien pour tirer les crayonnés et les encres vers l’album pour enfants. Les aplats offrent de la lisibilité à la profondeur. La page lumineuse des Lumières du XVIIIe siècle affronte en vis-à-vis les ombres de l’esclavage. Et il faut reconnaître combien l’intensité du bleu, issu du noir originel, prend en charge sa part de l’Histoire.
Sans doute le récit à destination d’un jeune public est-il propice à révéler plus qu’aucun autre les orientations d’une époque pour construire et mettre en scène son Histoire. Ce n’est donc pas un hasard si les adultes saisissent une interpellation de la conscience morale et politique, un peu embarrassée, dans le programme du titre : Nous, notre Histoire.
Les enfants y liront certainement, quant à eux, la certitude d’un trajet prédéterminé que soutient avec bonheur la force de l’ego. Certainement… et avec optimisme, car appeler les enfants à entonner cette évidence du trajet commun à poursuivre pourrait bien, avant tout, rassurer les adultes…
Anne-Marie Petitjean, Université de Cergy-Pontoise
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• “L’École des lettres” : À la rencontre d’Yvan Pommaux.
c’est un livre extraordinaire!!! j’ai, à 49 ans, adoré le lire. ma fille aussi.