« National Gallery », de Frederick Wiseman
Je suis depuis très longtemps le travail de Frederick Wiseman, documentariste américain né en 1930 à Boston, dont l’œuvre considérable ne peut se comparer qu’à celle des plus grands Français comme Chris Marker ou Raymond Depardon.
Il s’est attaché à brosser un portrait des grandes institutions nord-américaines : hôpitaux (Titicut Follies 1967, Hospital 1969, Near Death 1989), commissariats (Law and Order 1973), collèges (High School 1968), tribunaux (Juvenile Court 1975).
De plus en plus longs, ses films ont réussi à faire considérer le documentaire comme une œuvre à part entière, un essai cinématographique. Unregard d’une acuité sans concessions, l’absence d’interviews, de musique ajoutée, de commentaire off, de chronologie sont sa marque de fabrique. De longs segments thématiques qui se répondent par contrastes et symétrie, un son direct pris par lui-même créent une vision brute de la réalité qui sollicite la participation du spectateur.
Un regard sur les rapports entre les institutions et la vie sociale
Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est le rapport entre les institutions et la vie sociale, la société de consommation en particulier. Zoo (1993), Primate (1974) et Meat (1976) expriment ses interrogations sur l’expérimentation scientifique animale et la consommation de viande bovine, dont il perçoit les dérives bien avant le phénomène de la vache folle. Model en 1980, puis The Store en 1983, nous introduisent dans les grands magasins.
Sans abandonner les thèmes sociaux (Public Housing, 1997, Domestic Violence et Domestic Violence 2 (2001-2002) ou politiques State Legislature (2006), il aborde l’art en 1995, avec Ballet, sur le travail de l’American Ballet Theater de New York et ses tournées à Athènes et Copenhague, puis en 1996 avec La Comédie-Française ou l’amour joué, tourné dans les coulisses du théâtre. En 2009, il réalise La Danse, le Ballet de l’Opéra de Paris. En 2011, c’est Crazy horse.
Dans At Berkeley (2013), il filme cette université mythique et montre le défi que représente le maintien d’un haut niveau d’enseignement (29 prix Nobel) quand l’État se désengage, avec la crise financière, la hausse des frais de scolarité etc… Documentariste engagé, il montre le fonctionnement problématique de ce lieu célèbre pour sa liberté d’expression (le Free Speech Movement, l’opposition à la guerre du Vietnam, le mouvement hippy) et son excellence.
Véritable mise en scène de la vie quotidienne, selon les principes théorisés par Erwing Goffmann, les films de Frederick Wiseman, récompensés dans de très nombreux festivals à travers le monde, constituent une sociologie des grandes institutions modernes.
Sa seule œuvre de fiction est La Dernière Lettre (2002) qu’il avait mis en scène au théâtre en 1988 puis à la Comédie-Française en 2000. Ce monologue théâtral tiré du roman de Vassili Grossman, Vie et destin, dernière lettre d’une mère juive à son fils à l’entrée des nazis en Ukraine en 1941, est interprété par Catherine Samie.
Mise en condition, mise en abyme
National gallery nous introduit dans ce musée prestigieux de Londres qui abrite une collection d’œuvres de premier plan allant du XIIIe au XIXe siècle, mais moins importante et donc plus facile à filmer que celles du Louvre, du Metropolitan Museum de New York ou du Prado, collection qui provient de la vente du duc d’Orléans à la reine de Suède après la Révolution française et de son achat par des lords anglais.
Après La ville Louvre (Nicolas Philibert, 1990) et L’Arche russe (Alexandre Sokourov, 2002) filmé en un seul plan-séquence à l’Hermitage, ce film n’est pas destiné à filmer la peinture, mais à montrer le fonctionnement d’une grande institution centrée sur l’art.
Le long commentaire d’une guide brillante nous place directement devant Le Couronnement de la Vierge,de Jacopo di Cione (1371), comme un visiteur du musée et nous invite à nous imaginer en situation, éclairés par des bougies, à l’intérieur de l’église San Pietro Maggiore qui figure dans un coin du tableau et où le polyptique a été placé.
Mise en condition, mise en abyme. La méthode Wiseman est d’emblée appliquée : comme dans chacun de ses précédents films, il prend et donne le temps d’écouter et de regarder en privilégiant les longs plans séquences, méthode qui se justifie tout particulièrement quand il s’agit de peinture.
L’observation continue de la vie du musée
En douze semaines entre mi-janvier et mi-mars 2012, avec un rythme presque quotidien sur cette période et des journées de douze heures, le cinéaste a observé la vie du musée avant et après son ouverture, au cours des événements diurnes et nocturnes.
Un cireur de parquet, des visiteurs fatigués, curieux, au téléphone, avec des écouteurs, des handicapés, des jeunes, des vieux. Une gardienne assise. Le public est observé dans ses postures qui révèlent presque toujours un lien quelconque entre celui qui regarde et le tableau regardé.
En amateur passionné, Wiseman filme les tableaux, les salles, donne la parole aux conservateurs, aux conférenciers, aux spécialistes de l’encadrement ou de l’exploration des œuvres aux rayons X. Dans l’atelier de restauration, on débat la question de savoir s’il faut reprendre des retouches ou des craquelures du vernis et quelles doivent être les règles et les limites de toute restauration.
Ainsi Le Christ dans la maison de Marthe et Marie de Velasquez (1618) a perdu, au cours de restaurations successives, les vernis teintés que le peintre avait appliqués pour marquer les ombres. Alors la scène du fond est-elle une image sur un mur ou une scène réelle ? Le restaurateur moderne doit employer des vernis réversibles pour laisser le champ libre à la recherche ultérieure.
Restaurer n’est pas rénover. Mais permet des découvertes comme un portrait en pied inachevé derrière Portrait de Frédéric Rihel à cheval (Rembrandt, 1663) comme sur un quart des œuvres de Rembrandt, peintes sur d’anciennes ébauches. Les repentirs deviennent plus visibles avec le temps car la peinture à l’huile devient transparente. Pour les cadres, il y a une grande différence, nous explique un spécialiste, entre le travail sur les cadres dorés à l’or fin et sur les cadres en ébène, bois dont la densité a conduit à inventer de nouvelles moulures aux motifs réguliers creusés directement un à un dans le bois.
La mission éducatrice de la peinture
Longues visites d’expositions ou conférences de dix minutes sur un seul tableau comme La Mise au tombeau de Michel-Ange (1501), dont on ne sait toujours pas pourquoi il est inachevé, en permanence le discours des guides, éminemment pédagogique, s’adapte à son public.
À des malvoyants, l’animatrice distribue un dessin en relief de Boulevard Montmartre la nuit de Camille Pissarro (1897) et fait toucher du doigt la forme d’un drapeau avec sa surface composée de trois triangles, celui du ciel formant un vrai V.
À un groupe de jeunes enfants on montre Moïse sauvé des eaux (Orazio Gentileschi, vers 1630) en leur racontant cette histoire et en les invitant à chercher dans le musée d’autres épisodes de la vie du patriarche.
À des adolescents un médiateur explique L’Assassinat de saint Pierre martyr (Giovanni Bellini, 1507), où l’indifférence des bucherons rend la scène encore plus tragique.
Pour des étudiants, une conférencière interroge les détails de certains tableaux : la plante de La Vierge au rocher, la pose de La Vénus au miroir, la tête de mort en anamorphose dans Les Ambassadeurs de Holbein (1533), la position du Whistlejacket (George Stubbs, 1762), la ligne bleue dans la symphonie de jaunes des Tournesols de Van Gogh. Il faut regarder, réfléchir, décoder dit-elle, ou plutôt trouver quelle position adopter pour comprendre ce que dit le tableau aujourd’hui. En particulier, il faut toujours se demander d’où venait la lumière.
Notre habitude moderne d’éclairer frontalement et uniformément les tableaux a fait perdre cette attention. Ainsi Samson et Dalila de Rubens (1610) a d’abord été exposé au-dessus d’une cheminée chez son commanditaire. La lumière provenant de la gauche et le souffle de la bougie s’expliquent par le fait que la fenêtre de la pièce se trouvait sur la gauche. Les vernis laissaient dans l’ombre des parties peintes rapidement qui n’étaient pas destinées à être vues de près. Les enseignements de l’art sont infinis.
La peinture a une mission éducatrice essentielle. Ainsi Le Christ lavant les pieds de ses disciples (Jacopo Tintoretto, 1575-1580) parle de l’amour fraternel entre les hommes, en opposition à la Contre-Réforme qui voit dans les images de dangereuses idoles.
C’est surtout l’exposition Leonardo Da Vinci : Painter at the Court of Milan (9 novembre 2011-5 février 2012) qui a fait le plein, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur avec des visiteurs faisant la queue sous la pluie pendant des heures, puis fascinés devant La Vierge au rocher, Saint Jérôme, La Belle Ferronnière, La Dame à l’hermine ou Saint Jean-Baptiste.
Faut-il associer le musée à la culture populaire ?
Comme toujours, Wiseman s’intéresse au fonctionnement économique de l’institution. Au cours d’une réunion du conseil d’administration, on se demande comment attirer encore plus de monde pour des expositions moins prestigieuses. Faut-il associer le musée à la culture populaire en se montrant le plus accessible possible ?
Le dialogue s’engage entre Nicholas Penny, directeur du musée, et Susan Foister, chargée des relations avec le public : faut-il amener la peinture vers un public de moins en moins cultivé ou, comme le pense le directeur, continuer des expositions pointues, risquées, au milieu d’expositions plus populaires ? Une autre fois, la discussion du budget, au vu des coupes sévères, donne lieu à des choix dramatiques.
Wiseman cherche toujours à alterner plans d’ensemble humains et plans serrés d’œuvres d’art. Il s’attache à casser le cadre – l’encadrement, l’accrochage des peintures – de manière à entrer à l’intérieur des tableaux. Cette variation entre plans larges et plans serrés, ce travail sur la profondeur de champ s’apparentent tout à fait au travail du cinéaste. Car le regard est la question de cinéma par excellence. National Gallery est donc, à travers la peinture, sans cesse travaillé par le cinéma.
Le cinéaste joue sur des associations parfois littérales. Par exemple avec Samson et Dalila de Rubens, quand le guide parle de la lumière, il illustre avec des motifs du tableau pour que l’on voie ce qui est dit. Pour d’autres situations, comme le concert de piano donné parmi toutes ces peintures, le fonctionnement de la séquence est fondé sur l’interaction des tableaux avec l’auditoire, et le montage recherche quelque chose d’essentiellement rythmique et suggestif – pour dire quelque chose en plus, qui n’a peut-être rien à voir avec la musique.
De même, un des événements du musée a été un ballet signé Wayne McGregor qui devait faire écho à l’exposition Metamorphosis Titien. Séduit par cette idée de faire danser des corps en dialogue avec les tableaux Diane et Actéon (1559) et La Mort d’Acteon (1565) sur Miserere Mei de William Byrd, le cinéaste a filmé ce spectacle, car ces relations entre les arts non seulement l’intéressent en soi, mais créent aussi une circulation entre ses films, une sorte d’intra-textualité dans son œuvre.
« Tout ce qui vous intéresse est dans l’art »
« Tout ce qui vous intéresse est dans l’art », dit une conférencière qui s’attache à montrer en quoi un tableau du XVIe ou du XIXe siècle peut nous concerner aujourd’hui. Elle rappelle ainsi que la collection d’Angerstein, fondement de la National Gallery, mais aussi bien des chefs-d’œuvre du British Museum, sont issus de l’argent de la traite des Noirs.
Sur la façade de la National Gallery, Greenpeace installe une banderole « It’s not oil painting. Save the Arctic » contre les plateformes pétrolières de Shell. Mêlant étroitement actualité, Histoire, histoire de l’art et vie contemporaine de l’institution, avec sa gestion et ses problèmes quotidiens, le cinéaste montre le lien étroit qui existe entre la situation politique du pays, la situation économique de l’institution et son esthétique et fait ainsi le pont entre le présent et le passé.
Les autoportraits de Rembrandt qui clôturent le film confirment cette fascinante vérité : les tableaux nous regardent autant que nous les regardons.
Anne-Marie Baron