"Le maître est l’enfant", d’Alexandre Mourot : le temps d’apprendre à vivre
Géraud se tait. Circonspect, placide, il promène dans la vaste pièce ses cheveux à l’as de pique, ses yeux noirs amusés et curieux, ses mains croisées dans le dos, sa blouse boutonnée avec soin, sa bouille irrésistible.
Il observe, les objets, les êtres et leurs gestes. Il expérimente, l’aimantation de la limaille de fer, le transport d’une cruche, la chaleur au toucher d’un linge fraîchement repassé, le transvasement de grains de riz dorés d’un récipient à un autre, le goût d’une carotte crue.
Il ramasse scrupuleusement le contenu d’un plateau tombé par terre, se fait repousser d’une main ferme par une fille qui veut lire tranquille, finit par se passionner pour le découpage minutieux de rectangles de papiers blancs.
Quelques mois plus tard, mis en confiance quant à ses propres forces, éclairé sur son propre désir, nourri de son propre mouvement et du spectacle de ceux des autres, Géraud entre dans sa « période sensible » d’intérêt pour les activités de langage. En huit semaines, il saura lire. Un mot simple, pour commencer, et qui éclate dans sa bouche comme un fruit mûr : sac !
Il en jubile, et nous avec lui.
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Géraud est l’un des vingt-huit héros, de 3 à 6 ans, du splendide film d’Alexandre Mourot au titre éloquent : Le maître est l’enfant.
Enfin, durant une heure trente, nous voilà transformés en petites souris de conte, autorisés à pénétrer dans ce palais de Dame Tartine bio mariée au Roi du Silence, qu’est réputée être une classe Montessori, et non seulement à voir et entendre ce qui s’y passe journellement, mais à éprouver, sur un intervalle de dix-huit mois, de quelle façon les enfants s’y trouvent proprement élevés.
Tout est calme, reposé, et l’on entend les clochettes tintinnabuler. Tout est beau, commode, bien rangé, à hauteur d’enfant. Fleurs sur les tables, plantes vertes, corbeilles de fruits, matériaux nobles, bois, tissu, verre, faïence et métal. Des tablettes ? Une seule, entre les mains de Christian, l’éducateur, quand il se perche sur sa chaise haute d’arbitre de tennis pour mieux veiller sur les petits, consigner les indices de leur progression, et sourire à leurs progrès. Ici, les enfants ne sont pas évalués, ils sont mis en valeur, laissés libres de choisir une activité, et fermement encouragés à s’y tenir quand elle leur convient, à la remettre à plus tard quand elle n’est pas encore pour eux. Ici le mot attention n’est pas utilisé comme synonyme de « Pas touche ! Arrête ! Ayez peur ! » Mais, au sens où l’entendait la philosophe Simone Weil, de besoin de l’âme.
De l’âme ? Oui, l’anthropologue et médecin Maria Montessori – à qui Anny Duperey prête sa voix off pour un discours de la méthode limpide – Maria Montessori emploie les grands mots : dignité, joie, cœur, bien, amour, beauté, merveilles, royaume intérieur, valeurs morales, délicatesse. Oui, ces mots nous changent du vocabulaire creux et convenu de l’autoproclamée modernité pédagogique : « comportement élève », « socle commun de connaissances » et le suprême « évaluation sommative », décoché sans sommation. Oui, elle croyait à une transcendance plus haut placée que celle du ministère de l’Éducation nationale et de la Commission européenne réunis.
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Ce film fait un bien fou, car il nous montre des enfants heureux d’aller en classe, mais aussi, à l’occasion, respectés dans leur chagrin, autorisés à le bercer de longues heures avant de se mettre au travail.
Mais ce film fait mal aussi car il nous met sous les yeux, avec un aplomb impitoyable, ce qu’il serait si simple et bénéfique de faire et que nous ne faisons pas. Dans les années soixante et soixante-dix, les paysans qui s’acharnaient à cultiver en bio se voyaient infliger des amendes pour entrave au développement de l’industrie chimique. Voilà pourquoi la France peine à rattraper ses quarante ans de retard en la matière.
À présent que nous avons pris conscience des abus passés et que nous nous mobilisons pour respecter la terre, y aller mollo sur les pesticides et amoindrir la souffrance animale, nous persistons à accepter que nos enfants soient élevés en batterie, que leurs rythmes naturels soient uniformisés er forcés, que l’indispensable présence humaine à leurs côtés soit marchandée au profit de machines, au motif que tout ça coûte trop cher et qu’il faudrait d’abord songer à rembourser la dette et à faire repartir la croissance ?
La croissance, malheureux ? Mais il n’y en a qu’une qui vaille, c’est la leur, c’est celle des petits enfants.
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Aujourd’hui la plupart des écoles Montessori ne sont pas sous contrat avec lÉtat (c’est cependant le cas de celle de Roubaix qui est montrée ici ). L’inscription y coûte cher, environ 5 000 euros par an, somme qui sert à payer des éducateurs formés et reformés et reformés encore, un matériel de haute qualité et des locaux spacieux.
Nous vivons dans un pays où les dirigeants d’entreprises privées du type Acadomia, par exemple, ont obtenu que les sommes dépensées par les familles en cours particuliers soient déductibles des impôts, et où la mise en pratique des travaux d’une des plus grandes pédagogues que la terre ait porté n’est que parcimonieusement reconnue et encouragée officiellement. Pourquoi ?
Je précise que je fais partie des 2 255 contributeurs au financement de la production de ce film, ce qui me rend profondément intéressée à ses bénéfices intellectuels, pragmatiques, artistiques, politiques et moraux.
Sophie Chérer
• “Le maître est l’enfant”, d’Alexandre Mourot, sort au cinéma le 27 septembre.
Je fais aussi partie des 2255 contributeurs du film et donc aussi intéressée par “son avenir” et les fruits qui en seront “récoltés” – nombreux j’espère – bien que j’ai rencontré Alexandre Mourot je n’ai pas encore vu le film et je cherche à le faire programmer dans une salle de cinéma de ma ville ! Difficile pour le moment !
MERCI à Sophie Chérer de ce qu’elle en dit et le dit si bien !
Histoire à suivre…
Pouvez vous me dire si le film sera visible à l’ile de la Réunion?
Merci
Sophie
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/comment-monter-en-epingle-la-178256
Bonjour à tous j’espère que le film sera aussi disponible en Guadeloupe je pense que nous sommes nombreux et nombreuses à nous hater de le voir. Les extraits ouvre l’appétit.
Très bien dit! Je n’ai pas lu énormément ce qui s’est dit sur le film mais, pour être moi-même éducateur, et connaissant bien Christian, je ne sais pas si on met suffisamment en valeur son extraordinaire travail ! J’ai hâte de pouvoir voir le film entier.
Bravo et merci Sophie Cherer.
Alexandra Ibanes de L’Iris de Suse