« Mais qu’est-ce qui les fait lire comme ça ? », de Geneviève Patte
Autobiographie d’une désobéissante joyeuse
En 2006, la Petite Bibliothèque ronde de Clamart a failli disparaître. Depuis très longtemps, elle appartenait au patrimoine de la ville et, surtout, à ses habitants. Elle a survécu, de peu.
Dans Mais qu’est-ce qui les fait lire comme ça ? (Les Arènes / l’école des loisirs, 2015), sa fondatrice, Geneviève Patte, revient sur cet épisode comme sur l’ensemble de sa vie, consacrée aux livres et aux enfants.
Mais aussi à plus que cela : une certaine idée de la culture.
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Un parcours rebelle
Revenons rapidement sur le parcours personnel de Geneviève Patte. Il commence à Poitiers, dans une famille de résistants. Des gens ordinaires qui n’acceptent pas la défaite, le pouvoir du maréchal et l’occupation nazie. Des gens simples qui lisent des histoires à leurs neuf enfants.
Geneviève est élève dans une école qui met en œuvre le programme, encore révolutionnaire aujourd’hui, de Langevin-Wallon. On passe par le concret, par les apprentissages que réalise l’enfant, et on lui donne la liberté de penser par lui-même. L’autodiscipline est une valeur.
De nombreuses années plus tard, au Brésil, au sein d’un quartier pauvre de Belém, elle retrouvera dans une école les préceptes qui lui tiennent à cœur : « Pédagogie de la responsabilité, pédagogie du projet ; équilibre entre l’enseignement du matin et les travaux manuels de l’après-midi ; cogestion : dans cette école de mille huit cents enfants, trois surveillants seulement. »
Quand elle intègre l’enseignement traditionnel, la jeune fille connaît quelques difficultés d’adaptation ; elle n’est pas très bien reçue. Mais elle reste elle-même, indépendante d’esprit, rebelle au meilleur sens du terme. Elle «monte» à Paris et découvre la bibliothèque de «L’Heure joyeuse », rue Boutebrie, près de la Sorbonne. Elle retrouve la liberté connue enfant dans son école. Les bibliothécaires comme les enfants vont et viennent, garçons et filles mêlés, de toutes classes sociales, ce qui est une petite révolution.
Geneviève Patte, partie pour être institutrice, décide de devenir bibliothécaire. Elle a la chance de se rendre à New York pour étudier et travaille dans une bibliothèque du Bowery, alors quartier pauvre de la ville. Le système des «Public Libraries» américaines est puissant et dynamique. Elle y apprendra beaucoup, notamment sur la solitude des communautés immigrées.
Les enfants, dont les parents ont fui ou quitté le pays d’origine, se sentent écartelés entre une culture familiale dont ils cherchent à s’éloigner et la culture américaine dans laquelle ils entrent difficilement, rejetés par les natifs.
Ce que Geneviève Patte apprend ou découvre lui servira tout au long de sa carrière. Le récit, oral en particulier, sera l’un des moyens de tisser les liens, de préserver ce qui doit l’être et de construire une relation avec le monde nouveau.
L’expérience de la future bibliothécaire s’enrichit à Munich, avant que, rentrée en France, elle ne crée la célèbre bibliothèque de «L’Heure joyeuse » à Clamart.
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Des textes riches et impertinents
La bibliothèque de Clamart est une utopie sur laquelle nous reviendrons. Arrêtons-nous sur ce qui surprend celui qui n’a, de la littérature de jeunesse, qu’une vision rapide ou candide. Peu après la guerre, à «L’Heure joyeuse », les bibliothécaires font des choix. On goûte peu Prince Éric, série mettant en scène un personnage empruntant beaucoup à une certaine imagerie de l’époque vichyste. La série des Caroline de Pierre Probst, les Alice de Caroline Quine et les Enid Blyton ne sont pas plus appréciés : tout cela est un peu trop stéréotypé. Babar, en revanche, est lu, ô combien ! Et Fifi Brindacier, l’héroïne rebelle, trouve vite une place de choix dans la bibliothèque de l’auteur.
Les grands noms de la littérature, destinée ou pas à la jeunesse, comme Hector Malot, la comtesse de Ségur ou Marcel Aymé, y figurent également en bonne place. La qualité du texte, le goût de la langue et celui du récit sont des critères déterminants. Et, tout au long de son livre, Geneviève Patte ne cesse de revenir sur l’importance de l’histoire lue ou dite à voix haute.
Elle cite ainsi Daniel Pennac dans Comme un roman : « Chères bibliothécaires […], qu’il serait bon de vous entendre raconter vos romans préférés aux visiteurs perdus dans la forêt des lectures possibles... […] Conteuses, soyez magiciennes et les bouquins sauteront directement de leurs rayons dans les mains du lecteur. »
Cela, on le sait désormais, et on le fait (du moins espérons-le !). Mais des années passeront, pendant lesquelles le bibliothécaire se contentera de faire entrer ou sortir les livres, assis derrière un bureau dont il ne se lèvera que rarement. La bonne littérature est riche, lointaine souvent. Geneviève Patte évoque le travail du psychopédagogue Serge Boimare sur les contes, sur les grands récits, travail mené avec des enfants et des adolescents en rupture, souvent violents. Pour lui, il faut passer de la « peur d’apprendre » au « désir de savoir ».
La plupart des enfants se reconnaissent dans les récits tirés de la Bible qui mettent en scène des personnages sans foi ni loi ; ils se guérissent avec ces mots d’un autre temps. Ils restent fascinés devant les descriptions scientifiques ou techniques que propose Jules Verne. L’auteur cite aussi le très beau passage du Premier homme de Camus, dans lequel le récit du maître leur parle d’un lieu très éloigné du leur, et soudain empreint de magie. Il leur faut des textes qui leur résistent, et non des récits-miroirs qui leur parlent d’un monde trop connu, dont ils sont issus et dont ils ne peuvent ainsi sortir. On peut évoquer tous les sujets, mais ne jamais oublier que l’on ouvre un avenir.
L’auteur cite également la philosophe Élisabeth de Fontenay, citant elle-même Hannah Arendt : « Même quand on est pessimiste, il y a une décence à garder. On n’a pas le droit de transmettre aux enfants la critique du monde avant de leur donner l’amour du monde. » Divers chapitres sont consacrés aux auteurs qui sont venus à Clamart ou que Geneviève Patte a connus : Arnold Lobel, Maurice Sendak, Tomi Ungerer, Tana Hoban…
Pour qui a feuilleté le catalogue de l’école des loisirs ou lu à ses enfants Ranelot et Bufolet, Max et les Maximonstres ou Otto, ces noms-là sont mythiques.
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De l’invention
Le livre de Geneviève Patte est dédié à Anne Gruner Schlumberger, la mécène qui lui a donné carte blanche pour créer de toutes pièces, dans la cité de la Plaine, une bibliothèque pour les enfants, ouverte en octobre 1965. La structure du bâtiment est aussi innovante que le projet. Le mobilier, tout en rondeur, est conçu par Alvar Aalto. La lumière naturelle y a toute sa place, de même que les arbres, de l’autre côté des vitres.
Cette bibliothèque conquiert très vite son public et fait, grâce à la photographe Martine Franck, la une de Life Magazine. On vient du monde entier pour la voir. Jusqu’à l’impératrice du Japon, qui apprécie la littérature de jeunesse et vient la visiter. Les enfants y entrent déchaussés. Pas seulement pour des raisons d’hygiène – pour qu’ils sentent le sol sous leurs pieds, surtout quand les livres les entraînent loin, ailleurs. Ils doivent y être comme à la maison, et tout est fait, d’ailleurs, pour que ce lieu devienne leur seconde maison, notamment quand les parents travaillent.
Le fait que le bâtiment se trouve dans une cité déshéritée de la ville ne doit rien au hasard. C’est sans doute l’un des principaux lieux de l’intégration. Un passage du livre n’en est que plus douloureux : aujourd’hui, dans certaines cités à la dérive, on brûle des bibliothèques. Geneviève Patte l’évoque, n’en dit pas plus ; on sent la blessure, l’incompréhension. Mais heureusement, la bibliothèque reste en bien des endroits de la planète un lieu préservé, presque sacré, y compris dans des pays où se déchaîne la violence, comme le Brésil ou le Pérou des années 1990.
La bibliothèque est un endroit ouvert ; on y passe, on entre et on sort, la ville est là, le quartier, les autres… On y rencontre les adultes et on entend, selon le mot d’un enfant, « la voix des grandes personnes ». Ce sont elles qui lisent pour les plus jeunes ; « l’heure du conte » en est l’exemple le plus fameux, mais pas le seul. Parfois la bibliothèque se déplace.
« Allez là où l’on ne vous attend pas », propose l’auteur. Et elle raconte comment des enfants du quartier se sont rendus au Plaza Athénée, au centre du Paris le plus riche, après avoir lu Héloïse, de Kay Thompson, l’histoire d’une petite fille insupportable vivant à New York dans le palace du même nom. Les livres de jeunesse n’éloignent pas de la vie, ils la rendent plus concrète, plus proche. Et qu’importent les murs quand on tourne les pages.
Geneviève Patte évoque aussi ces lieux où l’on s’ennuie, où l’on attend, comme les PMI, les haltes-garderies, les centres sociaux, dans lesquels passent des enfants désœuvrés et souvent inquiets. La bibliothèque, elle, enseigne l’autonomie : l’enfant doit savoir lire le catalogue, trouver ses repères. Lire, c’est ouvrir les yeux et les oreilles, pour commencer, savourer les détails infimes – des « détails immenses », dit Gaston Bachelard, à qui l’auteur emprunte cette expression.
Le livre, note-t-elle, se mange, les mots s’avalent. De grands talmudistes l’ont écrit il y a bien longtemps ; on le vérifie chaque jour. La bibliothèque est le lieu des commencements puisque l’enfant reçoit une carte de lecteur qui fait de lui un citoyen responsable : il signe ou dit une sorte de contrat qui l’engage. Longtemps, les enfants y ont fabriqué des journaux, les ont imprimés, comme des professionnels.
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Une vision de la littérature et du monde enfantin
Geneviève Patte parle aussi des nombreux chercheurs qui ont marqué son parcours, ainsi que de toutes celles et ceux, écrivains ou penseurs, qui sont passés à Clamart. Parmi eux, Jean-Pierre Vernant, qui ne se déplaçait plus guère mais avait tenu à parler de l’Odyssée aux enfants.
Un homme occupe une place à part, le psychiatre et psychanalyste René Diatkine. Il anime avec l’auteur un groupe de travail et aide à la formation des bibliothécaires par sa connaissance de la psychologie enfantine. Il sera un partenaire de la bibliothèque pendant de nombreuses années, et il n’aurait sans doute pas renié cette belle formule d’une autre psychanalyste, Colette Chiland, résumant ce que peut représenter la lecture pour l’enfant : il s’agit pour lui de « peupler son théâtre intérieur ».
Les livres ouvrent un espace que rien d’autre ne saurait remplir, et surtout pas les jeux, qui occupent la même fonction que certaines confiseries : ils comblent un vide mais ne nourrissent pas. Lire, mais aussi raconter, comme sait le faire la plasticienne américaine Teryl Euvremer, c’est lier. On part d’une histoire de loup, un détail vous arrête, vous permet d’enchaîner, et une autre oreille se tend, une autre voix reprend…
René Diatkine rappelle également que ce qui compte dans la vie, c’est ce qui ne sert à rien. La pure gratuité. Le sac de Maman Moomin dans Moomin le Troll, de Tove Jansson, en est la parfaite illustration. Il ne contient « rien que des choses dont on peut avoir besoin tout d’un coup. Des chaussettes de rechange, des bonbons, du fil de fer, des aspirines, et des choses comme ça ». On n’est pas loin de l’univers de Hulul, le hibou imaginé par Arnold Lobel, qui se fabrique du thé aux larmes en se rappelant l’insignifiant.
Contre une vision comptable de la bibliothèque, vision qui tend à se répandre, Geneviève Patte demande que l’on prenne « le temps de l’inattendu ». La part accordée au hasard, à l’improvisation, est essentielle. On ne se fixe pas d’objectif en poussant la porte d’une bibliothèque : on rencontre, on découvre… loin des questionnaires de lecture et autres parcours savamment fléchés.
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Le lien par les textes
Geneviève Patte a des responsabilités à l’échelle internationale, elle est considérée comme une experte et rend compte d’expériences menées dans des pays de grande pauvreté. On ne les citera pas toutes, ici, le livre le fait trop bien. Celle que mène Somboon Singkamanan en Thaïlande est à la fois belle et impressionnante. Elle transforme les lecteurs de la campagne en hommes et femmes livres, comme dans Fahrenheit 451, de Ray Bradbury.
Au Japon, Geneviève Patte découvre les bunko, « petites bibliothèques à domicile » : des mères de famille accueillent des enfants du quartier, en toute simplicité. L’auteur pose la question de la pauvreté, question qui ne l’a jamais quittée, de Clamart à la Tanzanie, en passant par l’Équateur. Même quand on n’a pas de budget pour acheter des livres, on peut créer des bibliothèques. La transmission orale, l’existence d’un homme ou d’une femme livre est le début.
Dans un projet comme « Leamos » (« Lisons ») mené en Amérique latine, le livre de l’enfant fait le lien entre ses parents et lui. Ce qui rappelle un programme initié aux États-Unis par Sarah Hirschman, « People and Stories », dans lequel les récits s’enchaînent, qui lient des adultes isolés dans un quartier déshérité de New York. Ou bien le travail mené dans la prison de Fleury-Mérogis par Katia Salomon, la fille de Sarah Hirschman : elle a présenté aux détenus des nouvelles écrites par de grands écrivains, comme Hemingway, Naguib Mahfouz ou Selma Lagerlöf : l’expérience donne sens aux œuvres qu’ils lisent ou entendent.
La vie de Geneviève Patte est celle d’une désobéissante joyeuse et déterminée qui n’a jamais changé de voie. Elle s’est mise au service des enfants et l’a fait par les grands textes, dans un lieu, Clamart, une utopie dans un monde qui en manque. Voici, pour conclure, ce qu’elle en dit : « J’insiste sur ce qui en fait la richesse : la beauté des oeuvres, la simplicité des rencontres, la participation des enfants à la vie de la bibliothèque et l’indispensable médiation. »
Norbert Czarny
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• Geneviève Patte, « Mais qu’est-ce qui les fait lire comme ça ? », illustration de couverture : Magali Bonniol © Les Arènes / l’école des loisirs, 2015.
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• Interview de Geneviève Patte dans l’émission “Les Maternelles” le 12 novembre 2015.