« Madame, on peut faire cours sur ce qui se passe entre Israël, la Palestine et le Liban ? »
Par Marguerite Graff, professeure d’histoire-géographie (Hauts-de-Seine)
Quand la violence percute le monde, les élèves des quartiers populaires, comme les autres, se tournent vers leurs enseignants pour y voir plus clair. S’ils s’informent sur leurs réseaux sociaux, ils attendent de l’école républicaine qu’elle leur donne des clés de compréhension. Témoignage*.
Par Marguerite Graff, professeure d’histoire-géographie (Hauts-de-Seine)
C’était il y a un an : les massacres du 7 octobre en Israël. Puis, cinq jours plus tard, le 13, l’assassinat du professeur de français Dominique Bernard, à Arras. À la suite de ces drames, le proviseur avait rassemblé les 1 100 élèves du lycée dans la cour pour réaffirmer l’ambition de l’école : « Oui, il y a des violences dans notre monde. L’école est un lieu où il est possible d’y réfléchir, possible d’exprimer nos accords et nos désaccordsautrement que par la violence. Nous voulons ensemble réaffirmer le rôle de l’école : s’instruire, réfléchir, remettre en question ses préjugés, sortir de soi-même, comprendre la complexité, apprendre à penser avec les autres, et pas seulement contre les autres. »La minute de silence avait été respectée.
Je veux témoigner ici de la soif immense que les jeunes des quartiers populaires ont de comprendre le monde. À condition que les enseignants se sentent suffisamment préparés, les cours sur les « questions vives » sont souvent les plus passionnants. Alors oui, nous, enseignants, n’improvisons pas ces cours, il faut engager toutes nos forces dans la bataille, corps et âme. C’est d’ailleurs ce que j’aime dans mon métier. Avant de parler du conflit au Proche-Orient, mais aussi de la guerre d’Algérie et de ses mémoires, de la liberté d’expression ou de la laïcité, je lis beaucoup, j’échange avec mes collègues, nous partageons et nous renouvelons sans cesse nos sources. Peu à peu, j’améliore le fil du questionnement. Je suis stratège pour les accompagner à faire des pas de côté. Je réfléchis à comment nous relier les uns aux autres, je suis attentive à être délicate pour deviner leurs tiraillements intérieurs. Pas grand-chose à voir avec de l’autocensure, je fais mon métier, c’est-à-dire de la pédagogie.
Sur ces sujets complexes, c’est vrai, certains élèves arrivent avec des affirmations, des préjugés, parfois en contradiction avec les valeurs républicaines. Ils ont le droit d’exprimer leurs opinions, mais c’est mon devoir de les recadrer si elles vont à l’encontre de la loi. Ils viennent gratter là où c’est douloureux, ils se dépatouillent pour exister, ils tentent d’être loyaux à des identités blessées. Mais ces opinions volontiers provocatrices sont le point de départ du cours, jamais son aboutissement. On examine des faits, on décortique des sources, on sort des cartes. C’est moi l’adulte, et même avec des grands gaillards de 17 ou 18 ans, je fixe le cadre dans lequel la discussion sera possible. Ainsi, à propos du conflit actuel au Proche-Orient, voici les trois présupposés sur lesquels nous venons de nous accorder cette semaine, avant de discuter ensemble :
- Les Israéliens et les Palestiniens sont des êtres humains ; il est donc inacceptable de célébrer leur souffrance et leur mort.
- Ne supposons pas que tous les Palestiniens ou Israéliens soutiennent les actions de leurs gouvernements respectifs.
- Ne tenons pas les Juifs responsables des décisions des dirigeants israéliens, ni les musulmans responsables des décisions des dirigeants du Hamas.
Peu de choses ne résistent à la patience pédagogique, à condition d’y consacrer suffisamment de temps. Chaque année, après une poignée d’heures d’histoire, la totalité de nos élèves ont compris que l’existence d’Israël et que les attentes des Palestiniens reposent sur deux légitimités aussi différentes que valables. Ils sont devenus capables de se mettre à la place de l’autre. La totalité d’entre eux a compris comment les extrêmes des deux bords instrumentalisent un conflit politique pour nourrir une haine religieuse.
Quand la guerre percute le monde, que les concurrences mémorielles veulent nous diviser, faire de l’histoire apaise les tensions. Intégrer la complexité et la nuance est le meilleur des antidotes.
« Madame, vous avez peur de nous ? »
Il y a un an, quelques jours après l’assassinat de Dominique Bernard, je retrouvais pour la première fois mes élèves de terminales STMG (filière technologique). À peine assis, la question avait fusé : « Madame, vous avez peur de nous ? ». Elle était lancée directement, sans malice, sans détour, brute.
Oui, ce deuxième assassinat d’un enseignant après Samuel Paty m’avait terrassée. Oui, j’ai été submergée par la tristesse. Mais non, je n’avais pas peur d’eux, je leur ai dit, je n’ai pas peur de mes élèves. C’est même très exactement le contraire : c’est de les retrouver qui m’a remise en selle. C’est de faire cours, de cheminer avec eux, de sentir leurs attentes vis-à-vis de l’école, si fortes et si tues à la fois, attentes qui m’obligent et me guident depuis plus de vingt-quatre ans. Je leur ai dit ma joie de les retrouver – deux mois après la rentrée, on commençait à s’apprivoiser –, puis je leur ai retourné la question : « Et vous, comment allez-vous ? ». Ils ont souri. Ils ont eu la délicatesse de ne pas s’appesantir. Rassurés d’avoir bien leur place dans notre école de la république, ils attendaient de moi que je fasse cours, tout simplement.
Ils rêvent qu’on rende la vie désirable
Prof en collège REP+ pendant 12 ans, puis dans le lycée du même territoire, on me pose tellement souvent la question : « Ce n’est pas trop dur ? Tu t’en sors ? C’est pire qu’il y a 20 ans, n’est-ce pas ? ». Au début, c’était tentant et facile de faire rire dans les dîners en ville en ne détaillant que les frasques, et puis… disons-le franchement, le reste intéresse moins. En réalité, je n’en peux plus de cette coupure devenue systématique entre « eux et nous ». Car il faudrait aussi et sans relâche raconter les silences concentrés ou les débats braillards, l’intelligence vive qui progresse, les esprits encouragés qui trouvent leurs propres réponses, les ondes d’allégresse qui, de temps en temps, parcourent nos classes, comme les regards reconnaissants et l’émotion d’y lire de la fierté.
Nos élèves sont-ils différents parce qu’ils ont la poussière du bled accrochée aux semelles ? Sont-ils différents parce qu’ils sont pauvres ? Ce qui me frappe, génération après génération, sont plutôt les invariants : comme tous les adolescents, et semblables à nos enfants, ils rêvent qu’on rende désirable la vie qui s’annonce. Ils chahutent et rigolent, s’ennuient trop en cours, disent souvent le contraire de ce qu’ils pensent, provoquent et doutent beaucoup, surtout d’eux-mêmes. Comme tous les adolescents, ils aimeraient qu’on les soulage du désarroi de la vie. Et tous espèrent qu’à l’école, un regard d’adulte les mettra en chemin.
C’est pour cela qu’il y a un an, nous avions conclu notre texte d’avant la minute de silence par ces mots : « Chers élèves, nous croyons en vous et en l’avenir que vous portez. »Car rien ne se construit en cours sans une relation respectueuse, sans confiance. Si nous donnons de la place, de la dignité à leur propre histoire, s’ils se sentent accueillis et regardés avec optimisme, alors oui presque tout est possible.
Venir voir sur le terrain
Alors oui, il faut venir voir sur le terrain, il faut encourager et former ceux qui y travaillent. Faire croire que les opinions d’avant le cours sont définitives est l’erreur de ceux qui crient qu’on ne peut pas tout enseigner en banlieue, en premier lieu la Shoah. En vingt-quatre ans d’enseignement, je n’ai pas rencontré un seul prof d’histoire qui y ait renoncé. Avec le collectif Territoires Vivants de la république, nous avons donc publié deux ouvrages[1] : nous voulions témoigner de nos quotidiens, sans angélisme ni naïveté car nous ne connaissons que trop les difficultés des territoires où nous travaillons. Et nous voulions réfuter des expressions comme « les territoires perdus de la république » qui sont si claquantes, si définitives, qu’elles s’enracinent dans les esprits. Elles détruisent les liens sociaux avant même qu’ils n’existent. Sans jamais y avoir mis les pieds dans les quartiers populaires, des gens sont sincèrement convaincus que l’école ne peut plus y faire son travail, et que l’échec est essentialisé. Ils ne savent pas les cheminements de nos élèves.
Je me souviens de Lydia, excellente élève et déléguée de classe, qui, en première, disait : « Madame, je ne sais pas comment être républicaine et musulmane ». Deux ans plus tard, son bac brillamment obtenu, elle déclarait : « L’école française est la plus belle chose qui me soit arrivée. » Elle m’a confié seulement alors que ses deux grands-pères algériens avaient été tués pendant la guerre d’Algérie. Peu à peu, elle avait compris que son histoire familiale avait sa place dans notre histoire commune. Aucun de nous n’est capable de laisser ce qu’il est, en passant sous le porche de l’école, et c’est tant mieux. Lydia a ajouté : « Un grand pays, comme la France, c’est un pays qui est capable de regarder son histoire en face. »
On demande à nos élèves quelque chose de difficile, de douloureux : expérimenter l’inconfort de penser contre soi-même, douter, ne pas être sûr de ses certitudes. Mais on ne raconte pas combien ils y arrivent. En plein débat sur les réformes des retraites, j’avais emmené une classe de première assister à une séance de l’Assemblée nationale : ils étaient médusés, captivés et ne voulaient plus quitter l’hémicycle. La pertinence de leurs analyses par la suite m’a réjouie. Ils réussissaient bien mieux que les adultes à débattre sans se sauter à la gorge !
Oui, c’est l’école qui doit prendre les jeunes par la main pour les aider à franchir les murs invisibles qui les privent de tant de choses. Montrer sans relâche les liens, les métissages, les résonances des beautés créées par l’humanité ; car, pour les célébrer, il faut aussi qu’ils soient rassurés d’y avoir une place. En octobre dernier, nous avons accompagné une autre classe de terminale à la découverte de trois grands lieux de culte parisiens : la grande mosquée de Paris, l’église Saint-Médard et la synagogue de la rue de la Victoire. Les élèves des autres classes étaient jaloux de ne pas venir… Sur une photo exposée à la grande mosquée, nous sommes tous restés happés par les mots du maréchal Lyautey lors de la pose de la première pierre, en 1922 :
« Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Île-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. La France entend ne rien railler, ne rien troubler, ne rien effacer dans l’âme humaine de ce qui a pu contribuer à la réconforter, à l’élever, à l’ennoblir. »
Dans nos classes, chaque jour, une histoire commune se charpente. Le bonheur est un édifice. Et voir des jeunes relever la tête est un bonheur.
M. G.
*Article actualisé après celui paru dans la revue Servir en décembre 2023.
Notes
[1] Territoires Vivants de la république, ce que peut l’école au-delà des préjugés, éditions La Découverte, 2018. Parce que chaque élève compte, Éditions de l’Atelier, 2022.
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