Lutter contre le complotisme, les préjugés et les contre-vérités en 6e
Le dispositif “Humanité” du collège Georges-Brassens
Jacqueline Courier-Brière et Nasser Dja Bouabdallah sont respectivement professeure de français et professeur d’histoire au collège Georges-Brassens dans le XIXe arrondissement de Paris. Engagés sur un projet commun depuis 2007, ils sont tous deux nourris des mêmes convictions citoyennes et pédagogiques.
Le dispositif « Humanité » qu’ils ont créé tient ainsi à une interrogation fondamentale : comment éveiller les plus jeunes élèves de collège à l’esprit critique afin de les armer contre le complotisme, les préjugés et les contre-vérités.
Des préjugés qu’il faut entendre
Nasser Dja Bouabdallah est très clair sur le sujet. Il ne faut pas craindre la verbalisation des préjugés. De son point de vue, c’est au contraire en faisant semblant de les ignorer que l’on participe à leur prolifération. Le cours « Humanité », co-enseignement à raison d’une heure tous les quinze jours, consiste ainsi à mettre à plat quantité d’idées reçues qui commencent à rigidifier la pensée des enfants dès les premières années de l’école.
Deux principes clefs rappelés au fil des séances sont constitutifs du projet. Le cours « Humanité » se donne pour fonction première de promouvoir une parole libre tout en posant comme condition le respect des idées de chacun. Le terme « projet » s’applique parfaitement au dispositif défendu par les deux professeurs et soutenu par le principal, Laurent Housset, dans la continuité de son prédécesseur à la tête du collège Georges-Brassens, Marianne Dodinet. En effet, les séances mises en place entrent en corrélation avec des sorties scolaires programmées au fil de l’année : visite des départements « Antiquités égyptiennes » et « Antiquités orientales » du musée du Louvre, visite du musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme ou encore de l’Institut du Monde arabe.
Les deux professeurs ne sont d’ailleurs pas peu fiers de rappeler combien les acteurs culturels des différents musées visités au cours des années antérieures leur ont témoigné une sincère gratitude quant à la réceptivité de leurs élèves.
Une parole libre mais régulée
De la présentation à la mise en œuvre de la séance, il va de soi que l’on a affaire à deux professeurs pour le moins complémentaires. Ils n’ont d’ailleurs laissé à personne le soin de décréter à leur place qu’ils devaient travailler ensemble. En ce sens, chacun trouve sa place dans le co-enseignement en fonction de sa personnalité et de son domaine disciplinaire. Toutefois, ce qui les lie en profondeur tient à l’évidence que même des élèves parisiens ne connaissent pas bien Paris, que même des élèves d’origine africaine ignorent en grande partie leur continent d’origine. Et que dire des fausses croyances liées à des présupposés pseudo-religieux que beaucoup conservent dans leur tête comme des certitudes jamais débattues dans le cercle familial.
D’où l’idée féconde à partir de laquelle ils ont fondé leur entreprise. S’il est vrai que les élèves demeurent dans un savoir factice, voire dans une illusion de la connaissance, il revient alors aux adultes de leur marteler qu’il n’y pas de questions bêtes. Lors d’un cours « Humanité », il est non seulement toléré de se demander ce que veut dire le mot « excision » mais aussi et surtout de partir de sa propre représentation du mot et des faux-sens qu’il est susceptible d’induire dans l’esprit d’une toute jeune fille de sixième. Le dispositif mis en place n’a cependant rien de démagogique et il ne s’agit pas de mener des séances à fonction cathartique.
Dans la séance observée, le lundi 29 mars, Jacqueline Courier-Brière est par exemple intervenue fermement quand un élève s’est mis à rire d’une intervention d’une de ses camarades. Cependant sa prise de position s’inscrivait dans une perspective éducative assumée inhérente au projet même. Elle a ainsi rappelé à l’élève moqueur (et de fait à l’ensemble du groupe) que le dispositif n’avait de sens que si le contrat de base n’était pas transgressé. Puisqu’on s’est mis d’accord sur le fait qu’il n’y avait pas de question bête, il n’y a donc aucune raison de mépriser la pseudo-bêtise de la parole d’un intervenant.
Le questionnement exponentiel des enfants
Le jour de l’observation, les deux professeurs avaient retenu comme documents sources « Le jugement de Salomon », issu de la Bible de Jérusalem, « Premier Livre des Rois », III, 17-28, éditions du Cerf, 1998, et le tableau de Nicolas Poussin (1649).
Le texte de référence a été abordé de façon classique, bénéficiant entre autres après la lecture d’un élève d’un premier temps de contextualisation génétique. D’où vient ce récit ? Quelle différence existe-t-il entre l’Ancien et le Nouveau Testament ? D’emblée, il est frappant de constater combien les textes fondateurs interpellent naturellement les élèves, combien les histoires d’Adam et Ève ou de Noé, une fois connues d’eux, leur reviennent facilement à la mémoire. En ce sens, le choix d’un récit comme « Le jugement de Salomon » n’a évidemment rien d’hasardeux. Les deux professeurs ont pleinement conscience de la portée universelle des grands mythes fondateurs et de leur capacité à soulever incidemment une somme considérable de questions. Et le plus intéressant à l’échelle du déroulement de la séance observée demeure que les questions initiées par les adultes essaiment à l’intérieur du groupe classe.
Qu’est-ce que la justice ? Qu’est-ce qu’une mère ? Celle qui porte le bébé ou celle qui l’éduque ?
Les interrogations se combinent les unes avec les autres tandis que certaines intuitions inattendues apparaissent.
Qu’est-ce que l’on fait lors d’un échange d’enfant dans une maternité ? Salomon, lui, il n’avait pas de test ADN ? Et c’est quoi l’ADN ? C’est légal de faire ce genre de test ? Et si l’enfant, il avait été handicapé, les mères auraient-elles voulu autant le garder ?
Un texte source et non prétexte
Dans la démarche adoptée, la volonté des professeurs de revenir constamment au texte source selon un processus d’aller-retour entre ce qu’exprime la lettre de l’énoncé et ce qu’il éveille en termes de questionnement personnel de l’enfant est caractéristique. De ce point de vue, la proposition de Salomon, « Partagez l’enfant vivant en deux et donnez la moitié à l’une et la moitié à l’autre » a suscité beaucoup de réactions dont certaines renvoyant de plein fouet au vécu des élèves :
Moi, mes parents sont en train de divorcer, il va donc falloir que le juge me coupe en deux.
La spécificité du cours « Humanité » tient au refus des deux professeurs de laisser en arrière-plan, ou si l’on préfère dans le domaine du non-dit, une forme de désir d’actualisation voire d’application à la vie de tous les jours de ce que suggère plus ou moins directement le texte source à un élève. Par là même, dans la structure de la séance, les professeurs n’hésitent pas à franchir le pas que beaucoup d’enseignants continuent de craindre : Et aujourd’hui ? Et de nos jours ? Il s’agit pour eux d’établir des liens, des passerelles, sans pour autant affronter l’actualité de plein fouet, sans le recul que permet un texte littéraire ou une œuvre d’art.
C’est pourquoi « Le jugement de Salomon » apparaît si fécond. En effet, il ouvre un champ d’interrogations, qui, une fois posées rassure les élèves. Comme si le fait de ne plus se contenter du flou de l’approximation avait la vertu d’apaiser chaque membre de la classe. En ce qui concerne la thématique de la justice, il est par conséquent très important que l’on n’en reste pas à une approche flottante. Nasser Dja Bouabdallah a ainsi toute légitimité à concrétiser les choses. Subtilement, conformément à la conception de la séance, il le fait en s’attachant à faire énoncer les objets qui symbolisent la justice, comme le glaive et la balance.
Cet exemple apparaît en tout point déterminant dans la logique du dispositif mis en place. Car, ce qui compte en définitive pour les deux professeurs c’est que les élèves sortent de la séance avec du concret, avec des points d’ancrage tangibles, de façon à ce que, lors des sorties scolaires à venir, ils s’attachent à tous les objets qu’on leur fera découvrir.
Promis à un développement en amont du cycle 3 dans les écoles élémentaires proches du collège Georges-Brassens, le cours « Humanité » porte bien son nom. Il offre en effet des pistes de réflexion majeures sur la manière de faire rayonner la littérature et les arts dans la vie des élèves en une période de fausses croyances et de fausses informations.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris Sorbonne