Lire en hommage ? – Lire les images.
Apprendre à lire un dessin de presse, c’est s’initier à une forme d’expression à la croisée entre art et journalisme, une forme aussi simple que redoutable.
Le dessin de presse est d’abord spécifique en ce qu’il est immédiat ; trait sur le papier, presque « à main levée », il surgit comme un trait d’esprit immédiatement traduit par son auteur.
Lorsque Cabu entre à Hara Kiri, il est chargé par Cavana de dessiner des instantanés de concert de jazz ; la rubrique s’intitule « Coin de nappe ». Le dessinateur de presse saisit ce qui lui passe par la tête, sans cesse, pour son travail, mais il consigne aussi des observations qui lui sont plus personnelles. Un dessinateur peut avoir son jardin secret, comme François Olislaeger au journal Le Monde. C’est un curieux, un instinctif mais aussi quelqu’un qui, à l’instar du photographe d’actualité, développe sa manière, son regard propre. En ce sens, il n’est jamais neutre; même s’il cherche à se faire comprendre du plus grand nombre, il impose peu à peu sa vision. D’où cette identité particulière des dessinateurs, dont la signature est rapide comme le coup de patte du chat : Charb, Riss, Luz pour Charlie Hebdo, Kroll pour Le Soir ou Frap pour Presse Océan…
Analyser le dessin de presse, c’est donc chercher à comprendre en quoi il constitue une forme particulière d’expression graphique, mais aussi en quoi il est révélateur d’une identité d’auteur, d’un talent singulier.
.
Des pratiques voisines qui allient texte et image
Il faut d’abord distinguer, du point de vue de l’utilisation de l’image, entre plusieurs pratiques, bien connues des jeunes lecteurs : illustration, bande dessinée, voire comic strip anglo-saxon. Les variations concernent ici aussi bien l’image que le texte.
La première différence réside évidemment dans la relation de l’image au texte ou de la représentation au texte : ainsi l’illustration donne à voir le texte qu’elle « orne » ou du moins en fournit une première interprétation. L’illustration (littéralement “mise en lumière”) est censée traduire en images le texte. Il s’agit dans de nombreux cas d’une traduction littérale, et d’en d’autres d’une création véritable qui s’éloigne franchement de l’œuvre écrite ou parfois fusionne totalement avec elle (pensons à Blaise Cendrars et à Sonia Delaunay pour la Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France).
Gustave Doré se confronte pour sa part à tous les textes littéraires d’importance pour y développer ses visions (contes de Perrault, cycle rabelaisien, Bible, Divine Comédie, etc.). L’illustration est souvent accompagnée d’une légende qui permet d’identifier quel épisode de l’œuvre représente la gravure.
De nouvelles techniques, notamment l’invention de la gravure sur bois de bout et la lithographie qui permettent la multiplication des éditions illustrées, ainsi que le développement spectaculaire de la presse au XIXe siècle, préparent l’avénement de la bande dessinée.
Dans la bande dessinée, la relation texte/image, fonctionne de son côté comme un scénario de film : lorsque Cabu parle de son expérience au journal Pilote, il souligne que le travail scénaristique de René Goscinny ressemble à celui mis en œuvre pour l’écriture d’un film : colonne de gauche la description des scènes, colonne de droite les dialogues. Les situations s’enchaînent et construisent un déroulement qui se rapproche du long métrage. (Voir le numéro de l’École des lettres intitulé : Le scénario dans tous ses états.)
Les vignettes de bandes dessinées sont composées en général d’une scène dessinée et de bulles ou phylactères pour les dialogues (on identifie toujours quel personnage s’exprime), ainsi que d’indications de régie, du type “pendant ce temps”, “une heure plus tard” qui nous permettent de suivre le parcours des personnages.
.
Le comic-strip, qui apparaît dans la presse dans les années 1920, marque un tournant vers la brièveté. En trois ou quatre dessins, il développe une situation qui se résout dans la dernière case, souvent sous la forme d’un gag. Les premiers dessins préparent l’avènement de la dernière vignette. Arthur et Zoé, Snoopy, Garfield et leurs épigones, portent un regard très lucide sur le monde des hommes et leur verdict tombe à la fin du strip.
Le dessin de presse, le bouffon
Si l’on s’intéresse maintenant au dessin de presse, on doit observer que celui-ci est constitué en règle générale d’une image unique qui se suffit à elle-même. Bien entendu, il est aussi intégré dans des rubriques et peut correspondre au sujet global d’une page qu’il illustre dès lors. Ce peut être également une illustration directe de l’actualité, le compte rendu d’un événement, comme c’était le cas avant l’apparition de la photographie ou lorsque l’événement n’avait pu être saisi par un photographe.
De nos jours encore, certaines rubriques, notamment les chroniques judiciaires, ont recours à des dessinateurs pour croquer les protagonistes d’un procès, les photographies y étant proscrites.
Mais la plupart du temps le dessinateur est là pour provoquer le rire et joue le rôle d’un bouffon car il est plus libre de ses “propos” que ne le sont les journalistes bien qu’il soit lui aussi souvent victime de la censure.
La caricature ? – Indispensable !
La caricature constitue une catégorie spécifique du dessin de presse lorsqu’elle se présente comme telle. Dans ce cas, le dessin de presse est un genre et la caricature en constitue une sous-catégorie. Un artiste comme Daumier tend vers son essence ; si l’on ne reconnaît plus aujourd’hui les personnages qu’il représente, on identifie cependant les types humains qu’il dessine ou qu’il peint. Les deux genres tendent cependant à se confondre tant il est nécessaire d’accentuer les traits des personnages pour qu’ils soient reconnaissables par tous.
.
La caricature, pour reprendre la définition du Trésor de la langue française, est un portrait en charge, le plus souvent schématique, dessiné ou peint (voir les tableaux et sculptures de Daumier), mettant exagérément l’accent dans une intention plaisante ou satirique, sur un aspect jugé caractéristique du sujet.
“L’avènement de la bourgeoisie est l’avènement de la caricature. Ce plaisir bas de la dérision plastique, cette récréation de la laideur, cet art qui est à l’art ce que la gaudriole est à l’amour, est un plaisir de famille bourgeoise; elle y prend tant de joie qu’elle a ri même de Daumier.” Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 1860, p. 724.
Il s’agit donc de quelque chose qui tient de la charge (italien caricare) ; on appuie le trait, on instruit en quelque sorte le portrait à charge de la victime, mais le dessin, par son titre et par ce qu’il fait dire au personnage, dépasse le simple fait de se moquer de lui. C’est un premier point important dans l’affaire actuelle. Le dessin, en tant que moyen d’expression a besoin de cette accentuation des traits pour fonctionner. Au delà du dessin de presse, rappelons qu’Haddock est une caricature de marin, Tournesol de savant et Alcazar de révolutionnaire sud américain.
Il n’y a pas de hors champ dans le dessin de presse, ce n’est pas un cadre posé sur la réalité. Le plus souvent, il s’agit de focaliser notre regard sur la scène figurée de façon assez simple car le dessin de presse doit être réalisé rapidement.
Pointer et commenter
À l’instar des personnages représentés qui sont assez rapidement identifiables, l’action est brève, le format du dessin de presse est en règle générale carré, sans hors-champ, tout se concentre sur l’efficacité de ce qu’il va exprimer. Il s’agit pour ainsi dire de la dernière vignette d’un comic-strip qui invite le lecteur à reconstituer le processus mental de son auteur. Si le dessinateur tape juste, il donne vie à l’idée que nous avions en nous mais que nous n’étions pas capables d’exprimer aussi clairement. C’est pourquoi on peut dire que ce dessin est comme la “dernière vignette”. Le dessinateur donne vie, révèle (au sens photographique du terme) ce que nous avions à l’esprit.De là son succès et sans doute également cette grande proximité avec son public.
C’est grâce à son portrait à charge que l’auteur se fait comprendre, il possède une « force de frappe » qui va à l’essentiel.
Le titre, bref, précise bien souvent la nature de la situation ou de l’événement à laquelle fait allusion la caricature. La parole du sujet représenté vient achever le gag ou bien verrouiller le sens déjà induit par le dessin. L’un comme l’autre possèdent une valeur dénotative et connotative ; par dénotation le titre et le dialogue pointent ce qui doit être regardé, compris, comment ce dessin vient se placer au regard de l’actualité ; par connotation il renvoie bien souvent à une parole publique, à un « élément de langage ».
Pour comprendre un dessin de presse il faut donc une culture : connaître les gens au pouvoir, connaître l’actualité, et, bien entendu, connaître les codes du dessin de presse. Il faut ainsi étudier le cadrage, l’angle, la couleur, savoir qui sont les personnes représentées, etc. C’est en étant capable de ce décentrement que l’on peut être sensible à l’humour du trait. Humour et culture permettent de prendre du recul par rapport à l’actualité brute.
.
Et la satire ?
De même que la caricature est essentielle, la vertu satirique est indispensable. On entend beaucoup dire que le dessin possède une vertu satirique et Charlie Hebdo est régulièrement présenté sous la dénomination d’« hebdomadaire satirique ».
La satire est un écrit par lequel l’auteur fait ouvertement la critique d’une époque, d’une politique, d’une position morale. Elle permet d’attaquer certains personnages en recourant à des traits d’esprit. Étymologiquement, c’est également, à partir du XVIe siècle, une œuvre en prose et en vers. Ce genre mixte est intéressant dans la mesure où il montre par sa nature hybride qu’il appartient à la réalité sans s’écarter de la poésie pour autant. La satire poétise quelque chose d’âpre, elle déjoue la rudesse de l’autre en la tournant en ridicule. Pouvoir connoter, c’est alors dire à la parole tyrannique ou absurde : “Voici ce que tu dis, mais voilà ce que j’entend, moi.”
Boileau (Satire IX) en avait déjà tiré le sens :
« Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent, sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentats d’un sot. “
Les dessins du 7 janvier
Dans le cas des dessins qui nous préoccupent, on peut noter quelques transgressions. L’énormité de l’événement et le phénomène de consensus font que beaucoup de dessinateurs laissent l’image sans commentaire, comme c’est le cas pour Patrick Chappatte avec une pierre tombale qui porte l’épitaphe ” Morts de rire” ou, à l’inverse, la vignette de Kroll (dessinateur belge très proche de Charlie) qui se résume à un texte d’adieu sans aucune illustration. Tout le monde sait de quoi l’on parle, la légende ou le titre qui pointe l’événement devient accessoire.
C’est également le temps de la convergence des symboles et particulièrement celui du crayon.
Comme au XIXe siècle, ce dernier incarne par métonymie le dessinateur (à la différence du stylo pour l’écrivain).
Comme il s’impose dès les premières heures, des dessins muets comme celui des crayons-Twin Towers voient le jour, et l’ensemble des possibilités offertes par ce symbole ne cesse de s’amplifier.
Il n’est donc pas utile d’expliquer quel est le symbole à un public qui le brandit dans les manifestations de solidarité.
De plus un vieil élément culturel ressort à cette occasion, celui de l’inégalité des armes, la lâcheté de l’agresseur s’en trouvant soulignée.
Le dessin de Frap à la une de “Presse Océan”
D’abord il y a le crayon que l’on retrouve dans la plupart des journaux ce jour-là, puisqu’il symbolise les dessinateurs et caricaturistes victimes de l’attentat. On trouve des crayons figurés mais aussi des crayons réels manipulés par informatique, et jsuqu’au crayon colonne du souvenir aussi bien que poteau d’exécution.
La main gisant à terre dans une flaque de sang souligne évidemment l’extrême violence de la mort du dessinateur, une main comme saisie en plein travail, et qui ne lâche pas le crayon pour autant.
Le titre, “Balles tragiques à Charlie Hebdo” fait référence à la une très célèbre du journal satirique Hara Kiri du 16 novembre 1970 qui fut interdit du fait de cette couverture. Celle-ci titrait à l’occasion de la mort de De Gaulle à Colombey-les-deux-Églises, le 9 novembre : « Bal tragique à Colombey – 1 mort ». Il n’y avait pas d’illustration mais un faire-part de deuil qui rappelait une actualité immédiate : la semaine précédente, l’incendie d’une discothèque, le Cinq-Sept, à Saint-Laurent-du-Pont, en Isère, avait fait 146 victimes. Bien des titres de presse s’étaient alors étendus sur ce « bal tragique ».
L’hebdomadaire Charlie Hebdo sera créé dans la foulée avec la même équipe de rédacteurs et de dessinateurs (Cabu et Wolinski y contribuaient déjà).
Le dessin de Frap, sans négliger les éléments identifiables de l’événement, fait ainsi référence à l’histoire de Charlie Hebdo. C’est cette pluralité de sens qui en fait un véritable commentaire critique de l’actualité. En rapprochant ces deux moments de censure il nous montre aussi à quel point la liberté d’expression est plus que jamais en danger.
Le dessin de presse vient d’entrer dans notre actualité scolaire comme moyen d’expression mais aussi comme forme ; depuis longtemps inclus dans les programmes de culture générale en BTS, il dit quelque chose de la société dans laquelle il prend place.
On répète à l’envi qu’il faut savoir « décrypter les images » dans une société qui en est submergée, oui, mais sans oublier que chacune est un genre qui possède son vocabulaire et ses codes spécifiques.
Frédéric Palierne
.
• Honoré Daumier et ses héritiers, exposition virtuelle de la BNF.
.
.
•
Dans les pages “Actualités” de “l’École des lettres”
.
• La morale républicaine à l’école : des principes à la réalité, par Antony Soron.
• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
• Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
• Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme ” , article du ” Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
• Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
• La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
• En parler, par Yves Stalloni.
• « Je suis Charlie » : mobilisation collégienne et citoyenne, par Antony Soron.
• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
• Quel est l’impact de l’École dans l’éducation à la citoyenneté ? Témoignage.
• L’éducation aux médias et à l’information plus que jamais nécessaire, par Daniel Salles.
• Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement, par Alexandre Lafon.
• « Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers, par Anne-Marie Petitjean.
• Discours de Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015 : “Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République”.
• Lettre de Najat Vallaud-Belkacem à la suite de l’attentat contre l’hebdomadaire « Charlie Hebdo ».
• Liberté de conscience, liberté d’expression : des outils pédagogiques pour réfléchir avec les élèves sur Éduscol.
• Communiqué de la Fédération nationale de la presse spécialisée.
.