Les Vies exemplaires, de Naomie Valovits :
pour en finir avec l’adolescence

Dans son énigmatique premier roman, composé de quatre récits qui peuvent être lus indépendamment, Naomie Valovits rend compte des angoisses et des engouements d’une jeune fille en train de s’arracher à l’enfance. Aux chemins du réalisme, elle préfère les voies de l’étrangeté, donnant ainsi une forme envoûtante à une quête existentielle banale.

Par Chloé Brendlé, critique

Son titre évoque les Vies minuscules, de Pierre Michon, et son exergue provient de La Vie de sainte Douceline, hagiographie de la fondatrice d’un ordre religieux au treizième siècle… Autant dire que la première phrase des Vies exemplaires détrompe les attentes : « “Ils sont en train de nous trier comme des porcs”, avais-je alors l’habitude de me répéter, sans savoir à l’époque pourquoi je choisissais précisément cette expression vulgaire ». Bienvenue dans l’univers impitoyable du collège et du lycée. Sans que jamais le secondaire ne soit explicitement nommé, la narration entraîne dans les affres de l’orientation : une jeune fille voit mystérieusement et implacablement disparaître un certain nombre de ses camarades.

À ce premier récit, éloquemment intitulé « Le tri », succèdent « Iguaxù », « L’histoire de Lord » et « Les déserteurs ». Si les trois derniers concernent davantage les relations amoureuses et amicales de la narratrice (il est possible d’imaginer qu’il s’agit toujours de la même jeune fille), et constituent à leur manière des petites hagiographies, tous dessinent la transition vers l’âge dit adulte et forment, comme au cinéma, un roman coming of age. Naomie Valovits, qui signe ici son premier roman, tente ainsi de replonger dans cette période de latence faite de cauchemars et d’idéaux, et qu’elle nomme le « marécage adolescent ».

Une langue troublée

De l’écrivaine, son l’éditeur dit seulement qu’elle « se consacre aux arts visuels et à la traduction ». De fait, dans ses meilleurs passages, Les Vies exemplaires donne l’impression d’être traduit d’une autre langue. Celle-ci mêle le concret et l’abstraction, le flou et la précision, l’anodin et le décisif : « Je les regardais fumer des cigarettes sans rien dire, et en sentant leurs existences dénouer chacun de mes muscles ». Le plus frappant est le contraste entre la réalité banale décrite, celle d’une adolescente, puis jeune étudiante, et le traitement quasiment fantastique que l’auteure en propose. Qu’il s’agisse des élèves devenant progressivement des spectres ou bien de l’amoureux dont l’héroïne traque presque littéralement les « démons », Naomie Valovits fait planer une sorte d’étrangeté et parfois d’humour sur ses récits.

L’effet de désorientation éprouvé à la lecture est aussi dû à une géographie à la fois rudimentaire et suggestive. Rivières, collines, fleuve et montagnes « noirs », autoroute, île, maison ou haut-fourneaux, et vague toponymie à consonance latino-américaine suffisent à baliser un univers imaginaire. Ces différentes entorses au strict réalisme répondent en partie au désir de la narratrice de ne pas rentrer dans les cases prévues par les adultes. Mais il s’agit aussi pour l’écrivaine de chercher à saisir des sensations et des vertiges difficiles à nommer. Cette approche très sensible rappelle un premier roman magnifique paru également aux éditions P.O.L, en 2021, Toni tout court, de Shane Haddad.

La quête de soi à travers les autres

Bien que tous les récits des Vies exemplaires soient narrés par un « je », ils sont souvent centrés sur les autres : la narratrice est comme aimantée par les êtres qu’elle rencontre, qu’il s’agisse d’attraction amoureuse (dans « Iguaxù » et « L’histoire de Lord ») ou d’affinités amicales et variées (dans « Les déserteurs »). Naomie Valovits retranscrit bien la fascination pour les mondes que représentent les autres, la vie à la fois fusionnelle et élargie du couple et du groupe, comme dans la « maison » du dernier récit, qui se reconfigure selon l’arrivée de nouveaux personnages : « Si nous nous ennuyions, il y avait toujours quelqu’un prêt à se disputer, à éprouver un désir soudain et irrépressible pour quelqu’un d’autre, ou à inventer une histoire. »

L’écrivaine montre aussi le besoin d’absolu, le caractère à la fois grandiose et ridicule, parfois emphatique, de l’adolescence. Ainsi, de Lord, personnage de mentor, la narratrice dit-elle : « Il parlait et l’on avait l’impression d’être engagé à ses côtés dans une entreprise vaste et ancienne, l’Exode, l’Iliade ou le big bang. » Surgit alors la toxicité des affinités électives ; la narratrice bute sur la violence, la folie, l’incompréhension. Dans ce mélange de tonalités, le lecteur peut ressentir l’influence par ailleurs revendiquée de Roberto Bolaño, poète, romancier et novelliste chilien mort en 2003. Il est tout à fait possible de rester hermétique à l’attrait de certaines figures notamment masculines, dans ce roman, ou de s’ennuyer. De ces Vies exemplaires et de ces récits imparfaits émane en tout cas une voix singulière, qui rend curieux d’entendre son prochain chant.

C.B.

Les vies exemplaires, de Naomie Valovits, P.O.L, 2025, 204 pages, 19 euros.


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Chloé Brendlé
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