L’engagement dans des projets citoyens :
un révélateur d’excellence

Doris Philippe revient sur des projets qui ont plusieurs fois amené ses élèves de lycée professionnel à changer de regard sur eux-mêmes, à exprimer leurs opinions et à construire leur citoyenneté via leurs créations.
Par Doris Philippe, professeure de lettres, histoire-géographie et enseignement moral et civique en lycée professionnel

Doris Philippe revient sur des projets qui ont plusieurs fois amené ses élèves de lycée professionnel à changer de regard sur eux-mêmes, à exprimer leurs opinions et à construire leur citoyenneté via leurs créations.

Par Doris Philippe, professeure de lettres, histoire-géographie
et enseignement moral et civique en lycée professionnel

« Si t’es pas bon ou si tu te tiens pas correctement, attention, tu iras en LP ». L’orientation en lycée professionnel, plus souvent subie que choisie, et vécue comme stigmatisante, place d’emblée les élèves dans une perspective d’échec scolaire, en raison de leurs difficultés d’apprentissage, de maîtrise de la langue et/ou de comportement. La filière pâtit depuis si longtemps d’une mauvaise réputation et d’idées reçues que beaucoup se sentent « condamnés » au lycée professionnel et rejetés par l’institution.

Révoltée par ce constat destructeur et stérile, j’ai longtemps réfléchi sur le chemin à prendre pour sortir les élèves concernés de cette logique d’échec. Ayant notamment enseigné pendant plus de quinze ans au sud de la Seine-et-Marne, dans deux établissements fréquentés par des élèves en grandes difficultés socio-économiques, familiales et/ou scolaires, je me suis attachée à les élever au rang de citoyens conscients des enjeux du monde contemporain via la pédagogie de projets. C’était aussi une manière de révéler et faire (re)connaître leurs valeurs individuelles.

Rompre avec les préjugés

Au début de ma carrière, je pensais qu’apporter des séquences pédagogiques bien construites, riches en connaissances et dispensées avec bienveillance était suffisant. À force d’échanges, j’ai réalisé que les élèves attendaient autre chose, un autre cadre, dans lequel ils pouvaient apprendre, s’engager et exprimer leurs convictions. Mais que mettre en place ?

Le déclic

En 2013-2014, avec un collègue d’électrotechnique, nous avons créé dans notre établissement le Club « N’oublie pas » pour déconstruire un certain nombre de fausses idées des élèves sur les guerres mondiales, répondre à leurs interrogations et les sensibiliser à l’importance de la mémoire. Ce club, ouvert à tous de la troisième prépa-pro à la terminale baccalauréat professionnel, a accueilli, pendant un an, près d’une vingtaine d’élèves fidèles, hors temps scolaire. Chaque semaine, sur la base du volontariat, nous avons travaillé sur les deux guerres mondiales, tout en dénonçant l’antisémitisme, le nationalisme, le nazisme, etc. Afin de rendre cette histoire plus concrète, nous leur avons proposé de multiples sorties et voyages scolaires. Les guides et conférenciers que nous avons rencontrés se sont montrés surpris des connaissances de ces élèves en filières industrielles (électrotechnique, chaudronnerie…).

Un succès en appelle un autre

En obtenant pour leur lycée un label Centenaire[1], les élèves se sentirent fiers d’être en lycée professionnel. Tous obtinrent d’excellents résultats en histoire et réussirent brillamment soit leur brevet soit leur baccalauréat. L’un d’eux s’est même lancé, après son BTS, dans des études d’histoire, et il est aujourd’hui justement professeur en lycée professionnel.

Leur fierté m’a incitée à inscrire d’autres élèves à des concours comme le Concours national de la résistance et de la déportation (CNRD). Par trois fois, ceux-ci passèrent avec brio les étapes départementale et académique, et accédèrent aux nationales, que ce soit avec Aux Fils de la Mémoire[2], AlterDressing-AlterConso[3] ou encore L’école et la Résistance autour d’un Cartable[4]. Certaines réalisations furent ou sont encore exposées dans des lieux de mémoire comme la fresque d’Aux fils de la mémoire qui fut présentée au musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne[5], ou encore des poupées en feutrine visibles au mémorial père Jacques du collège des Carmes de la ville d’Avon[6].

Ci-dessus la poupée de Jacques Halpern[7] exposée au mémorial d’Avon et réalisée par une élève de CAP Mode.

L’envie de réussir conduisit même une classe des métiers du cuir et de la maroquinerie à répondre à toutes les opportunités qui se présentaient. Lauréate nationale de la Flamme de l’égalité en 2022, cette dernière, devenue « accro » aux succès, apprécia tant d’être distinguée qu’elle participa au Rallye de la Mémoire du musée de la Grande Guerre de Meaux en 2022 où elle remporta les deux premières places. Sa réflexion citoyenne sur la mémoire l’amena également à participer au CNRD 2023 dont elle est lauréate académique, ainsi qu’à diverses cérémonies mémorielles comme celle du 11 novembre 2022 au cours de laquelle ses élèves déposèrent au monument aux Morts de Montereau-Fault-Yonne un très beau bouquet en cuir en signe d’hommage. Cet objet trône aujourd’hui à la mairie[8]. Cet exceptionnel engagement fut remarqué par l’ordre national du Mérite de Seine-et-Marne[9] qui, en mai 2023, a décerné à cette classe le prix collectif de la Mémoire.

Bouquet réalisé
pour le 11 novembre 2022

Le projet qui fait classe

Un projet offre toujours un cadre et un objectif communs autour desquels une réflexion collective s’organise ; il « fait classe ». Même la relation avec les enseignants évolue dans ce cadre pédagogique. Elle se transforme en véritable collaboration, chacun devenant le partenaire de l’autre.

En sus de faire cohésion, un projet réconcilie les élèves avec des disciplines dans lesquelles ils sont souvent en échec et que, par conséquent, ils rejettent. Choisir un thème et le lier avec l’histoire locale est un bon levier d’accroche : comme ils se sentent davantage concernés par des lieux familiers, ils se réapproprient l’histoire locale avant de pouvoir la réarticuler avec la « grande ».

Ils y développent aussi des savoir-être nécessaires à leur vie professionnelle à venir.

Tout ce qu’ils créent est, en outre, une occasion d’exprimer des convictions pour lesquelles ils ne trouvent pas toujours les mots. C’est pourquoi les pièces fabriquées prennent à leurs yeux une dimension militante capable de faire évoluer les mentalités. C’est par ces processus qu’ils deviennent des membres actifs de la cité et donc des citoyens.

Mais cet engagement ne relève pas uniquement du politique. Les élèves prennent en effet conscience que leurs choix de conception et/ou de fabrication font de leurs pièces des œuvres uniques qu’ils dotent progressivement d’une dimension artistique, le travail s’effaçant pour laisser place au « beau ». Ces projets les transforment en artistes qui tiennent à montrer l’excellence de leur savoir-faire et de leurs réflexions.

Les élèves ont conscience des bénéfices qu’ils retirent à participer à un projet, comme le prouve le retour de l’une de ceux qui ont participé à « Criminelle gourmandise » : « Je suis très fière de moi et de ma classe pour notre investissement et notre travail dans ce projet. Nous y avons mis tout notre cœur et nos savoir-faire se sont enrichis au fur et à mesure de l’année. Nous avons travaillé dans plein de cours avec quatre profs différents et nous avons appris beaucoup de choses. Nous avons souvent appris autrement que dans des cours normaux. J’ai essayé de donner le meilleur de moi-même dans cet engagement. Nous avons rendu hommage à tous les esclaves et dénoncé l’esclavage et notamment l’esclavage moderne. Maintenant, j’ai envie de faire plein de projets pour continuer à m’engager et à dénoncer les discriminations de notre monde.[10] »

Reconnus pour la qualité de leur travail, ils gagnent en estime d’eux-mêmes. Ils (re)prennent confiance en eux, en leurs professeurs et dans le système scolaire. En les aidant à se construire, en leur sortant de leurs « habitudes d’élèves », de tels projets les conduisent au cœur de l’engagement citoyen.

Faire de l’histoire autrement

Le fait d’articuler autour d’une réflexion commune plusieurs disciplines débouche sur des projets dans lesquels les élèves s’investissent plus facilement. Cette démarche présente aussi l’avantage de rendre plus accessibles et donc plus attractives certaines disciplines telles que l’histoire. C’est ce qu’a expliqué Béline, élève de seconde baccalauréat professionnel métiers de la mode : vêtements, à propos du projet « Aux fils de la mémoire » : « On fait de l’histoire d’une autre façon. On apprend autrement sans être assise, grâce à la couture ». Lou-Anne, l’une de ses camarades, a confié : « J’aime la couture mais moins l’histoire […] Le mélange couture-histoire m’aide à écouter et à apprendre plein de choses importantes de mon passé pour mon futur. »

Cette approche facilite les apprentissages, les élèves réalisant qu’ils peuvent apprendre, mémoriser et donc réussir, comme l’a évoqué Aindy, élève de cette même classe : « J’aime pas trop l’histoire même si je sais que je dois savoir. Mais mélangée avec la couture, ça passe mieux et j’arrive même à retenir des connaissances, car j’ai compris à quel point il est très important de ne pas oublier ce qu’il s’est passé. » Cette articulation transdisciplinaire permet d’enseigner de manière détournée. Ils saisissent progressivement les enjeux et la nécessité des disciplines enseignées.

Partir des envies des élèves

Partir d’une envie ou d’un besoin des élèves pour construire un projet est toujours la garantie de son succès. Ainsi, il y a quelques années, certaines me demandèrent de les aider à faire évoluer les mentalités. Insultées pour avoir porté une jupe, elles désiraient faire en sorte que cela ne se reproduise pas et lutter plus largement contre toutes les formes de sexisme.

Afin de toucher le plus grand nombre, nous avons choisi d’élaborer une exposition[11]. Ce travail, en sus de les persuader de l’égale dignité de tous, leur a offert une expérience citoyenne concrète : la présentation devant tous les élèves de l’établissement lors de l’inauguration a fait d’elles des « héraldesses de la République ».

Chargée de continuer à sensibiliser d’autres élèves à l’égalité femmes-hommes, j’ai proposé, l’année suivante, un projet toujours centré sur cette thématique mais de manière, cette fois, moins directe afin d’attirer un maximum d’élèves, filles et garçons : « Les Femmes dans la Première Guerre mondiale[12] ». Les élèves s’y investirent tant qu’ils obtinrent, eux aussi, un label Centenaire, fier symbole de leurs efforts et de leur engagement citoyen.

En 2016, on ne parlait de laïcité que du bout des lèvres, alors que les atteintes à son encontre se multipliaient. Malgré les fortes réticences, et convaincue de la nécessité de développer des initiatives sur ce front, j’ai piloté, avec quelques collègues, le projet « Laïcité et faits religieux[13] ». Ouvert à toutes les premières et terminales baccalauréat professionnel du lycée, il a attiré soixante élèves qui y ont participé avec assiduité jusqu’à la fin de l’année[14].

J’ai décidé, l’année suivante, de continuer à travailler, avec quelques collègues, sur cette valeur fondamentale, mais en mêlant cette fois mes contenus pédagogiques aux enseignements professionnels. Ceci a donné naissance au projet « Marianne et la défense des valeurs républicaines[15] » et à une ambitieuse œuvre ayant mobilisé de nombreux savoirs dEMC et savoir-faire liés à la mode et au dessin.

Toutes les créations des élèves furent mises en valeur dans un livre-photos dont voici la première de couverture et deux extraits :

L’investissement et le travail des vingt-huit élèves impliqués furent tels qu’ils méritaient d’être (re)connus. Ce fut une manière de changer les préjugés dont ils étaient victimes du fait de leur seule présence en lycée professionnel. Ceci a également motivé leur inscription au concours AlterEgoRatio dont ils furent les lauréats dans la catégorie : « Laïcité pour la diversité ».

À la suite de l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, une classe de terminale baccalauréat des métiers de la mode : vêtement voulut lui rendre hommage et rappeler l’importance de la laïcité dont on célébrait cette même année les 115 ans. Elle s’est lancée dans l’analyse de la charte de la laïcité que les élèves aperçoivent sans réellement la lire dans les salles de cours. Elle en a proposé une réinterprétation sous la forme d’une bannière citoyenne en tissu[16] qui est exposée depuis dans le bureau de la direction de l’établissement.

En 2021-2022, ce fut le projet « Cuir & démocratie française[17] »qui amena toute une classe des métiers du cuir et de la maroquinerie à réfléchir et à dénoncer notamment lesLBGTphobies à travers une Queer Collection. Conformément aux programmes d’histoire et d’EMC de terminale baccalauréat professionnel, le projet est resté centré sur la « démocratie libérale et sociale de la France à partir de 1945 ». Il a permis aux élèves d’acquérir des savoirs et savoir-faire indispensables pour leur examen tout en travaillant sur la tolérance, le respect et l’acceptation des différences.

Exemples de sacs réalisés au sein de la Queer Collection

Le sac libre et citoyen
Le sac cœur
Est inscrit à l’estampage à chaud doré :
« The pride of brotherhood ».
Le sac parapluie
Est inscrit à l’estampage à chaud doré :
« I’m Gay and I’m a Citizen ».

Tous ces projets ont aidé ces élèves de lycée professionnel à s’élever et à dépasser les stéréotypes négatifs dont ils sont encore victimes. Leurs succès et la reconnaissance des efforts fournis ainsi que de leur excellence sont des moteurs puissants qui les inscrivent dans la réussite. C’est pourquoi faire savoir de quoi ils sont capables est une nécessité pour changer les regards sur ces établissements mais aussi sur ceux qui les fréquentent.

D. P.


Notes

[1] https://urlz.fr/nPUV
[2] https://urlz.fr/nPVh
[3] https://urlz.fr/nPVk
[4] https://urlz.fr/mEx3
[5] https://urlz.fr/nPVi
[6] https://urlz.fr/nPVm
[7] Jacques Halpern fut l’un des trois enfants juifs cachés par le Père Jacques au Couvent des Carmes d’Avon. Il fut déporté à Auschwitz-Birkenau et assassiné le 6 février 1944.
[8] https://urlz.fr/nPV3
[9] https://urlz.fr/mExg
[10] https://urlz.fr/nPUU
[11] https://urlz.fr/nPVo
[12] https://urlz.fr/nPV1
[13] https://urlz.fr/nPV6
[14] L’assiduité notamment en lycée professionnel est toujours un très bon indicateur de réussite et de satisfaction des élèves.
[15] https://urlz.fr/nPVa
[16]https://urlz.fr/nPVb
[17] https://urlz.fr/nPVc


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Doris Philippe
Doris Philippe