« L’Éducation réinventée », de Salman Kahn : une utopie pour le présent
Une école grande comme le monde : c’est le sous-titre de l’essai publié début septembre par Salman Khan, Américain d’origine indienne, livre précédé et suivi d’une rumeur flatteuse voire élogieuse.
Khan a crée une « académie » qui s’étend sur cinq continents. Ses bâtiments sont virtuels ou presque. Il suffit en effet d’un ordinateur ou d’une tablette, d’un écran pour visionner des vidéos, et donc d’une connexion à Internet.
Le but : révolutionner les méthodes d’enseignement. Mais pourquoi ?
Une analyse des dysfonctionnements de l’école
Il faut partir du long constat de l’auteur pour comprendre comment il en est arrivé à ce projet concernant des millions d’enfants et d’adolescents dans le monde. Ce constat est hélas terrible. L’école va mal. On enseigne à un groupe classe alors que dans cet ensemble, tous les enfants n’acquièrent pas les notions au même rythme, tous ne sont pas prêts à les maîtriser. Il faut de plus en plus individualiser l’enseignement mais la méthode que Khan appelle « prussienne », puisqu’elle a été inventée pour des raisons entre autres politiques, ne le permet pas. Est-ce que l’âge est un critère ? Ne pourrait-on mêler des enfants de onze ans à d’autres plus âgés, dans un système de tutorat ?
On évalue ensuite des savoirs sans s’assurer qu’ils sont maîtrisés. Parce qu’il faut donner des contrôles, noter et par là-même imposer un modèle que beaucoup d’enfants refusent. Le stress est là pour le prouver, l’échec et le décrochage plus encore. Dans la plupart des pays, même ceux dont on vante la réussite, comme la Corée, le système fonctionne mal. Et puis il y a les devoirs, éternel objet de débats et de conflits. Ils ont au moins un mérite : ils permettent à des officines privées de prospérer. Les parents délèguent à ces organismes le travail à la maison. Non que les devoirs soient inutiles ou vains. Au contraire. Mais Khan relève qu’ils sont souvent peu créatifs, ce que les enfants déplorent.
Enfin, et ce n’est pas la moindre faiblesse du système, il faut compter avec les sources d’information mises à la disposition des élèves et avec ce que cela représente comme concurrence, comme avantage et comme péril. On peut tout apprendre grâce au numérique ; on peut se cultiver, se former. Mais encore faut-il savoir s’informer, trouver les sources fiables et construire. Et Internet en soi ne saurait suffire. Beaucoup y apprennent le plagiat ou l’éparpillement.
La « classe inversée » selon Salman Kahn
Khan part de ces observations pour bâtir son projet, entièrement gratuit, il importe de le dire. Soutenu par des fondations dans divers pays, il propose donc une académie qu’il a construite… en faisant travailler sa jeune nièce, bloquée dans ses apprentissages en mathématiques. Il propose de courtes séquences vidéo diffusées par internet, pour aborder les notions. On peut regarder les documents aussi souvent qu’on le veut, jusqu’à les maîtriser. Certes, cela suppose que l’enfant soit motivé pour apprendre, volontaire pour regarder ces vidéos. Mais si l’on compare à une situation de classe, on comprend pourquoi c’est plus aisé. La pression du groupe, la peur de passer pour un « nul » ou un incapable aux yeux du professeur empêchent de poser la question « bête ». On craint de faire des « fautes » quand il s’agit d’erreurs permettant de faire avancer les choses. Toutes ces vidéos sont regroupées en une carte du savoir, qui fait les liens entre les différents domaines de connaissance.
L’intérêt des vidéos est autre : le professeur propose le cours ; les séances en classe sont consacrées aux exercices d’application. Ainsi, il peut prendre en charge les élèves en difficulté, s’occuper de chacun individuellement et comprendre comment ils apprennent. On imagine le temps gagné au profit des élèves. Et cette « classe inversée » puisque c’est le nom qu’on lui donne désormais, est des plus précieuses dans les zones rurales, dans les vastes espaces. L’enseignement à distance n’est pas une solution pour le long terme ; il est efficace en certaines saisons et dans certains pays très vastes qui y ont recours.
Les limites du projet
Même si Khan écrit avec l’enthousiasme communicatif des Américains, on peut toutefois voir des limites à son projet, avant de voir ce qu’il peut nous apporter, dans un système français qui tarde à sortir de son engourdissement. La première des limites tient, on l’a dit à la motivation. Il faut que les élèves soient motivés, désireux d’apprendre. Khan insiste beaucoup sur la créativité. La classe est lieu de passivité et d’ennui. Ce n’est pas une vérité absolue car de très nombreux professeurs innovent, inventent et surtout font créer, mais ils sont encore minoritaires, prisonniers de l’institution. Il faut aussi donner du sens aux apprentissages, montrer qu’ils sont en lien avec le monde dans lequel nous vivons ou vivrons. Il faut aussi décloisonner : entre la physique et les mathématiques, la frontière est ténue. Or on enseigne des « matières » et on ne les lie pas toujours. Khan insiste aussi sur le comment, la méthode, plus que sur les contenus. Et il a raison.
Il donne des exemples en mathématiques. Comment procèderait-on avec les textes ? On devine ce qui est possible en orthographe ou en grammaire, mais quels échanges sur la littérature ? D’autres outils sont nécessaires, comme la voix, le clavier… ou le papier.
Restent les possibilités qu’offre cette académie, notamment pour le tutorat, le partage, l’aide à distance. L’aide personnalisée et le soutien prennent un nouveau relief avec le numérique et la vidéo. La communication entre l’élève en difficulté et son professeur ou tuteur devient plus aisée. Si la classe demeure le lieu de l’échange, on voit que d’autres espaces se créent. Cela suppose aussi que le statut et donc le cadre horaire des enseignants change, pour intégrer dans une enveloppe annualisée ce type de travail. Mais le chantier s’annonce difficile.
Norbert Czarny
• Salman Khan, « L’Éducation réinventée » J.-C. Lattès, 2020, 306 p.
• Le site de la Kahn Academy.