Le recrutement des enseignants en question. Corrélat au pavé dans la mare de François Dubet
Dans le Grand Entretien qu’il a accordé à Rue 89, François Dubet émet un point de vue radical sur le recrutement des enseignants et notamment des professeurs des écoles. Comment lui donner tort a priori ? Dans certaines académies comme celle de Créteil, l’ouverture des vannes du recrutement est encore maximale, entraînant de fait un rabaissement du niveau du concours.
Cependant, une donnée n’est pas introduite dans l’entretien : le poids de l’opinion publique. En effet, il suffit d’observer sinon les unes au moins les pleines pages de certains quotidiens parisiens pour constater le degré de tension que fait atteindre une classe sans enseignant. D’où la volonté du Ministère en période de vaches maigres – le besoin d’enseignants dans certaines académies est réel – et de crise des vocations de ratisser large par le biais de concours d’évidence à difficulté variable en fonction de la géographie du recrutement.
Pris entre le marteau et l’enclume, le Ministère opte par défaut pour la politique du moins pire ou, si l’on préfère, pour celle qui fait le moins de dégâts en terme d’image politique : faire qu’à la rentrée chaque classe ait un enseignant en face d’elle.
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Un métier objectivement de plus en plus complexe
François Dubet prône un recrutement initial, soit en début de cursus universitaire en prenant l’exemple des écoles d’infirmières. L’idée étant tout à la fois de recruter davantage de candidats issus de milieux populaires et de tester la fermeté de leur volonté d’assurer le métier d’enseignant, tout au long de leurs années de formation. Il s’agit là, on l’aura compris, d’un énorme pavé dans la mare dans la mesure où cela renvoie à des modèles préexistants dont on a parfois oublié la réalité.
Une chose est sûre, néanmoins, quelque chose ne fonctionne pas dans le système de recrutement. Le sociologue estime que la question du salaire reste très secondaire pour expliquer le refus des meilleurs étudiants d’embrasser la carrière d’enseignant. À ce niveau, sa position justifie la discussion. En effet, la réalité du métier de professeur des écoles, par essence pluridisciplinaire, implique une triple difficulté.
D’abord, gérer la plus extrême hétérogénéité au sein de sa classe. Dire par exemple que l’on a officiellement en charge une classe à double niveau n’a aucun sens aujourd’hui dans la mesure où dans une classe d’un présumé niveau donné, ce n’est pas un double niveau qui s’impose dans les faits mais bien un triple, voire un quadruple…
Ensuite, assurer la gestion de classe. Tâche oh combien difficile quand on a observé scrupuleusement la réalité de la concentration d’un élève et la durée effective de son attention. Tâche parfois même impossible : cas nombreux d’élèves n’ayant pas encore d’assistants de vie scolaire tandis que l’enseignant doit faire « avec » en attendant…
Enfin, concevoir les séances d’apprentissage. Et bien entendu, c’est là que le bât blesse singulièrement. Devant l’ampleur de la tâche – préparer une séance, c’est préparer tout au plus 40 minutes d’apprentissage sur une journée de classe –, la tentation est grande d’aller chercher sur Internet du « tout cuit », des fiches d’activités de qualité très aléatoire. La mode de la fiche d’activités s’est ainsi dangereusement développée depuis le CP au détriment de l’intuition d’enseignement.
Est-ce si incompréhensible que cela quand on se rappelle en outre le poids de la matière administrative à charge, les conseils d’école, de cycle, les PPRE, la formation au numérique, la pression parentale, les projets de classe, d’école, pour ne pas évoquer le blog qu’il faut bâtir et actualiser pour sa classe. Avec, ce qui s’ajoute au problème, l’impression cruelle d’une non-reconnaissance sinon d’une suspicion de plus en plus aiguisée. Tout ça pour ça…
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Des hussards à tout faire
François Dubet omet par ailleurs un point fondamental, à savoir la question de la conceptualisation des apprentissages. Penser une activité nécessite une réflexion profonde en amont, réflexion non seulement sur l’activité à proposer aux élèves mais aussi sur la manière qu’ils auront de recevoir celle-ci. Or, l’apport des neurosciences n’est-il pas en train de fondamentalement changer la donne, remettant en cause tant et tant d’idées reçues sur le processus cognitif des élèves ?
Enseigner aujourd’hui revient ainsi à croiser les expériences des enseignements d’hier et de demain avec, en arrière-plan, ne l’oublions pas, la toute-puissance contradictoire de la vox populi parentale dont les politiques voudraient capter les « voix ». L’école, terme à prendre au sens large, est mise en demeure de tout résoudre, y compris la question éducative, alors même que la responsabilité parentale, si exigeante envers l’institution, demeure elle-même laxiste.
Il n’est ainsi pas sûr qu’un ou une étudiant(e) en amont de sa carrière universitaire, à qui l’on promet si peu en terme de salaire mais qui prend conscience d’une telle charge de travail, ait une envie précoce d’en découdre avec la pédagogie de tous les dangers.
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Une libre parole stimulante à contredire
Disons-le tout net : nous sommes dans un pays qui adore les joutes intellectuelles et les prises de position iconoclastes. On admire ceux qui pensent autrement. On en fait des ardents détracteurs de la pensée unique. Et pendant ce temps, d’autres gouvernent, adoptant comme règle de base, forcément moins stimulante intellectuellement, le sacro-saint et/ou satané principe de réalité et de conciliation.
Entre ces deux extrêmes, se crée comme par fatalité une espèce de vide de la pensée opérationnelle, une zone confuse de tiraillements, d’incertitudes, de doutes, voire de désespérance face à l’insoluble conflit entre inventivité et pragmatisme. En ce sens, l’entretien de référence avec François Dubet est desservi par quelques approximations qu’il faudrait corriger. Approximations liées au fait, précisons-le, que nous avons affaire à une tribune libre, donc à un propos à charge qui vise d’abord à heurter certaines idées reçues.
En ce qui concerne la question de la formation et l’idée qu’IUFM et ÉSPÉ c’est bonnet blanc et blanc bonnet, il convient de dire et de répéter que les choses bougent, évoluent continûment. Un cheval de bataille de François Dubet y est d’ailleurs ardemment défendu dans le cadre de le culture commune, à savoir le lien à renforcer entre le premier et le second degré. Ce qui va par ailleurs, sur le plan de la nouvelle organisation de la scolarité, dans le sens de la création d’un nouveau cycle 3 qui intègre CM1, CM2 et sixième de collège (avec conseils de cycle inter-degrés à la clef).
Par là même, il s’agit sans doute de la partie la plus faible de l’entretien qui méconnaît les avancées des nouveaux programmes. En effet, à y regarder objectivement, on pourra constater combien ils s’inspirent de modalités déjà largement entérinées dans le premier degré. Par conséquent, indubitablement, pour reprendre en substance le propos du sociologue, ils tendent à rapprocher l’école élémentaire et le collège.
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Le vrai problème du métier d’enseignant tient à sa revalorisation réelle
En clair, dans un contexte de contestation permanente, il faut bien apprécier tout à la fois la justesse et les limites de la position radicale de François Dubet. Il est évident qu’un recrutement abaissé des enseignants est très regrettable à court, moyen et très long terme (quand on songe à l’inévitable recul de l’âge de départ à la retraite) ; il est aussi très évident que plus un public est « difficile » et « sous-cultivé » plus la réflexion didactique se doit d’être soutenue et donc que c’est bien des meilleurs étudiants dont on a besoin.
Cependant, il convient de faire très attention à l’emploi d’expressions illusoirement fédératrices telles que carrière au mérite ou autonomie des établissements. Derrière ces mots passe-partout, ressortis à chaque nouvelle élection sous couvert d’une vision moderne de l’enseignement contre l’immobilisme présumé des syndicats, n’entrevoit-on pas trop souvent une coquille vide ? Mesurer le mérite d’un enseignant, oui, mais sur quelle base, selon quelle grille de référence ?
Quant à la liberté de choix d’un directeur d’établissement « comme dans le privé« , là encore sur quels critères l’établir ? Corpulence, sexe, voix du candidat ou réflexion didactique ? Il semble, à l’inverse, que le vrai problème du métier d’enseignant tienne à sa revalorisation réelle.
L’observation des classes démontre combien les enseignants structurants pour leurs élèves demeurent des enseignants qui pensent leur enseignement tout en dépensant une énergie folle pour mettre en place des apprentissages de qualité. Des enseignants qui énoncent clairement ce qu’ils conçoivent bien en dépit d’un salaire insatisfaisant. Travailler toujours plus pour gagner toujours moins ne peut en ce sens constituer un appel à candidatures spontanées.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• François Dubet : « Recruter les profs à bac+5, c’est une erreur », sur le site Rue 89.
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