« Le Moine », de Dominik Moll
Le moment était venu d’adapter l’œuvre de M. G. Lewis, qui, publiée en 1796, a eu un si grand retentissement sur toute la littérature du XIXe siècle. Elle fait partie de ces romans qu’on a appelés gothiques, noirs ou terrifiants parce qu’ils rompaient violemment avec le goût dominant.
Décor moyenâgeux mais action située au XVIIe siècle, exploitation de toutes les ressources du surnaturel pour créer le mystère et la peur, actions violentes et situations macabres caractérisent ce genre, surtout anglais.
Entre 1764 et 1820, Horace Walpole (Le Château d’Otrante), Ann Radcliffe (L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs), Matthew Gregory Lewis, puis Robert Maturin (Melmoth ou l’homme errant) l’illustrent avec éclat.
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Péripéties extraordinaires et prodiges sulfureux
Hoffmann, Balzac, Hugo, Nodier, Dumas, Sue, Baudelaire ont estimé à sa juste valeur et imité cette veine frénétique avec le même enthousiasme.
Notre époque si blasée et si friande de tous les excès ne pouvait qu’apprécier ces décors surdéterminés, ces péripéties extraordinaires, ces prodiges sulfureux et cette terreur qui culmine dans l’intervention du diable, même si le respect de la morale finale fait du Moine un roman somme toute conventionnel. L’adaptation de Dominik Moll arrive donc à point nommé. Déjà, en 1831, Antonin Artaud avait donné une traduction personnelle du roman et avait envisagé de l’adapter au cinéma. Mais c’est Ado Kyru qui l’a fait en 1972 sur un scénario de Luis Buñuel et de Jean-Claude Carrière. Sans grand succès.
Remarqué pour deux films d’un fantastique léger, Harry, un ami qui vous veut du bien en 2000 et Lemming, en 2005, Dominik Moll a décidé cette fois d’aborder le genre fantastique de front. Le Moine raconte le destin tragique de Frère Ambrosio dans l’Espagne catholique du XVIe siècle. Abandonné à la naissance aux portes du couvent des Capucins, il est élevé par les frères. Le prédicateur admiré pour sa ferveur et redouté pour son intransigeance se croit à l’abri de toute tentation. L’arrivée d’un mystérieux novice va ébranler ses certitudes et l’entraîner vers le péché. On reconnaît l’inspiration de nombreux romans du XIXe siècle, dont Spiridion de George Sand.
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Une construction assez plate
Vincent Cassel interprète Ambrosio avec une sobriété qui met en valeur le personnage et l’apparente à un Savonarole moins pervers. Tout en laissant paraître, malgré son austérité, une sexualité incontrôlable. Et c’est justement le défaut de ce film d’avoir rationalisé ou psychiatrisé l’univers sadique et corrompu du roman. Il choisit de privilégier à la fois l’esthétique des images et le tragique de l’intrigue, qui fait du moine happé par la tentation la victime d’une fatalité inhérente à sa nature. En gommant les outrances anticléricales et sacrilèges du texte au profit d’une rigueur toute classique, les scénaristes Dominik Moll et Anne-Louise Trividic, au moment même où ils pouvaient la porter à son paroxysme, atténuent la portée dévastatrice de ce roman foisonnant par un scénario tronqué et édulcoré, où manquent personnages et péripéties, où les scènes clé sont élidées.
Ce qui pèche le plus, c’est sans doute la structure du film, centrée sur la seule histoire d’Ambrosio. Et loin de la bouleverser, le cinéaste encadre classiquement le déroulement linéaire de l’intrigue par deux séquences où intervient le diable – un peu faible en la personne de Sergi Lopez, acteur fétiche du cinéaste –, empêché de révéler au prieur la gravité de ses crimes comme dans le roman : « Cette Antonia que tu as violée, c’est ta sœur. Cette Elvire que tu as assassinée t’a donné la naissance ! Tremble, infâme hypocrite ! Parricide inhumain ! Ravisseur incestueux » (chap. XII).
Cette construction paraît assez plate, malgré quelques brèves visions qui l’interrompent à peine. On se prend à rêver à ce qu’auraient pu faire Manoel de Oliveira ou Raul Ruiz, dont le dernier opus, Les Mystères de Lisbonne, à l’intrigue voisine, multiplie les personnages comme si la fiction s’engendrait elle-même et nous mène de surprise en surprise dans une construction à tiroirs tout à fait baroque. À la fois cartésien et petit bourgeois, l’univers du Moine reste très en dessous du bouillonnement fantasmatique et fantastique du texte adapté.
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Un « poème du Mal » affadi
Certes le cinéaste a des trouvailles visuelles, mises en valeur par la photo de Patrick Blossier dans cette splendide abbaye cistercienne, qui méritent d’être signalées : omniprésence de gargouilles menaçantes et phalliques, moines qui évoquent les toiles de Zurbaran, ordonnance à la Kubrick de la procession qui symbolise l’ordre ecclésiastique bafoué, masques mystérieux, jeu subtil sur le contraste entre les paysages espagnols inondés de soleil et la pénombre du monastère, entre le blanc virginal et le rouge satanique.
Mais le rythme, d’une lenteur toute monacale, lasse au lieu de créer la fascination ou l’envoûtement qui ferait décoller le film. Du coup, la photo paraît esthétisante et répétitive et le tragique bien moins spectaculaire que celui d’une Tentation, malgré le caractère christique appuyé d’Ambrosio. On aimerait retrouver les monstres de Bosch ou de Patinir pour traduire l’onirisme échevelé et la folie blasphématoire du roman.
Le cinéaste reprend les codes du genre sans les bousculer ni les subvertir, et surtout sans les pousser jusqu’à leurs limites, affadissant ainsi le « poème du Mal » cher au marquis de Sade et aux surréalistes. Aucune démesure dans ce film où on ne trouve pas les outrances visuelles – indispensables au pacte démoniaque – que permet le cinéma par ses effets spéciaux, ses angles de prises de vue ou les simples mouvements de caméra. Dominik Moll a présumé de ses forces ou a manqué d’audace pour traduire la force délirante et baroque de ce roman des ténèbres. S’il n’y avait eu l’expressionnisme allemand et l’univers satanique de Polanski, on pourrait penser que l’imaginaire d’un lecteur est plus débridé que toute mise en scène.
Anne-Marie Baron
• « Romans terrifiants », présentation générale de Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1984.
• La littérature fantastique dans l’École des lettres.
Critique éblouissante. J’admire infiniment cette mise en perspective à la fois littéraire et cinématographique,qui rend justice au fantastique du roman gothique sans oublier la fascination qu’exercent ses transcriptions sur l’écran. AMB est peut-être un peu sévère pour Sergi Lopez, dont Dominik Moll avait su révéler le caractère inquiétant dans le rôle satanique qu’il lui avait confié dans “ Un ami qui vous veut du bien ”. C’est ma seule réserve, mais quelle belle introduction au film!