Laïcité, liberté : le faste émancipateur
de la loi de 1905
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire-géographie-EMC
À l’occasion de l’anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, retour sur le principe de laïcité, dans le cadre d’une semaine de manifestations au lycée de La Borde Basse, à Castres (81). Les programmes d’EMC se penchent sur la liberté en seconde, et sur le lien social en première.
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire-géographie-EMC
À la mémoire de Claude Riva, homme libre
Le 9 décembre prochain sera célébrée la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. À l’heure de mettre en lumière notre précieuse laïcité, il sera aussi question de compter ses représentants assassinés : les enseignants Dominique Bernard et Samuel Paty, notamment. Mais aussi les victimes d’attentats menées au nom d’un fanatisme religieux : le touriste allemand poignardé à Paris le 2 décembre, celles tuées par Mohammed Merah en mars 2012, celles tombées en janvier 2015 à Charlie Hebdo et à l’Hyper Casher de Vincennes, et en novembre 2015 à Paris. Ces événements dramatiques sont distincts mais ont comme point commun de s’en prendre à la République et à son principe de laïcité.
L’intégrisme religieux ne viserait pas la laïcité si elle n’était pas un principe fondamental de liberté et d’émancipation. Il ne la viserait pas si elle ne remettait pas en cause la religion et l’intolérance au profit de la raison et de la tolérance. Les terroristes impliqués dans l’ensemble de ces attentats avaient une cible : le vivre-ensemble dont la laïcité est le ciment.
Petit rappel historique : la France en guerre de religions
Avant la Révolution de 1789 et les premières bases jetées d’une sécularisation politique de notre pays, le royaume de France a été traversé de multiples tensions religieuses. La croisade royale et cléricale contre les Albigeois au XIIIe siècle et les guerres de religions du XVIe siècle s’inscrivent dans une époque de domination de l’Église catholique sur le territoire du royaume en formation. Elles disent le lien étroit entre le pouvoir séculier et temporel, entre la religion et le pouvoir politique. Hors de la religion du roi, point de salut : ni pour les bonshommes, ni pour les juifs, ni pour celles et ceux qui ne croient en rien.
La parenthèse d’un XVIIe siècle plus tolérant envers les protestants s’éteint avec la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Le modèle « un roi, une foi » exclut tout ce qui n’est pas catholique : réformés, juifs, athées ou agnostiques sont considérés comme des sous-produits de la Nation, à écarter. Le sieur Jean Calas en 1762 sera « rompu vif », condamné par le Parlement de Toulouse après avoir été accusé, à tort, du meurtre de son fils qui voulait, selon la rumeur, se convertir au catholicisme. Le chevalier de la Barre est exécuté en 1766 pour ne pas avoir ôté son chapeau ni s’être agenouillé au passage d’une procession, pour avoir chanté des chansons de corps de garde et pour détenir le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Ces deux hommes témoignent par leur trépas de l’intolérance religieuse et de la mainmise de l’Église (catholique) sur la société et le pouvoir (politique et social).
La rupture révolutionnaire
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puis les lois successives de 1789, la Constitution de 1791 et les nombreuses lois de liberté votées jusqu’en 1795, les révolutionnaires proposent une rupture nette avec l’Ancien régime. Désormais, la liberté de conscience et de pensée régit les rapports sociaux et politiques. La citoyenneté pleine est accordée à toutes et tous, quelle que soit sa religion (juifs et protestants). L’Église catholique participe à la solidarité nationale (forcée) par la nationalisation de ses biens, alors que ces ministres sont élus par le peuple à tous les échelons (constitution civile du clergé). La sécularisation de la société française, déjà mise en lumière au XVIIIe siècle par les travaux de l’historien Michel Vovelle, s’accélère, pour le bien du vivre-ensemble, du faire société. La liberté de croire s’accompagne en effet du principe d’égalité de l’ensemble des croyants dans la sphère publique. En 1795, la République, par décret, affirme ne soutenir aucun culte, mais de tous les protéger : aucun trouble religieux ne pourra se faire au profit d’une religion.
« Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »
Le projet républicain passe par la citoyenneté pleine et active du peuple : il doit être éclairé pour pouvoir désigner ses représentants, voter des lois qui soient inscrites dans l’intérêt général. Après la parenthèse d’un retour clérical puissant dans le premier XIXe siècle (dont le Concordat de 1801 est un héritage en Alsace-Moselle), les Républicains opportunistes et radicaux au pouvoir poursuivent la marche vers l’émancipation sociale en écartant peu à peu l’Église (catholique) du paysage social et politique. La raison plutôt que la religion, c’est le cri de guerre de Léon Gambetta lorsqu’il affirme « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », en 1877. Gambetta désigne l’Église catholique qui a déclaré la guerre aux « idées modernes » par le Syllabus de 1864 du pape Pie IX. Ce dernier n’énonce pas moins de quatre-vingts « erreurs » dont un catholique doit se garder, conservateur qu’il doit être.
Les grandes lois scolaires (Ferry de 1881-1882) et Gobelet (1886) laïcisent l’école et les enseignants qui instruisent la Nation. Mais elles ne détruisent pas le réseau des écoles dites « libres », c’est-à-dire confessionnelles, qui fut consolidé par la loi Falloux de 1850 et la loi Debré du 31 décembre 1959, permettant la mise en œuvre d’un contrat d’association entre école publique et école privée. La République reconnaît donc la possibilité pour les citoyens de croire : aucun interdit, à condition que l’école publique permette sans distinction religieuse l’accès à l’instruction, et donc à la réussite sociale.
Une grande loi de séparation des Églises et de l’État
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […] ». La loi de 1905, si courte mais si précise, ramasse en quelques mots le principe de laïcité de la République française. Une très belle formule proposée dans la Charte de la laïcité à l’école de 2013 résume, par son article 3, son ambition : la laïcité, c’est « la liberté de croire ou de ne pas croire ». Loin d’être un principe compliqué, la laïcité est au contraire une idée simple mais d’une belle efficacité pour le vivre-ensemble. Chacune, chacun est libre de ses croyances, elle et il est protégé pour cela. La République accueille donc en son sein, dans son « creuset » pour reprendre l’expression de l’historien Gérard Noiriel, toutes celles et tous ceux qui le souhaitent, pourvu que la liberté octroyée n’empiète pas sur celle d’autrui. Reconnaître et protéger, c’est accepter l’égalité de traitement de chacun. Ainsi, le « creuset » égalitaire formé est un universalisme humaniste, ciment de notre contrat social, protecteur et émancipateur.
Une remise en question délétère du contrat social ?
La laïcité, principe simple, n’a pas besoin d’adjectifs pour être surqualifiée, comme le souligne le philosophe Henri Peña-Ruiz. Ni libertaire, ni de combat : la laïcité, telle que définie plus haut, se suffit à elle-même. Le reste est souvent, trop souvent, affaire de récupération politicienne qui affecte notre contrat social.
À l’image de la dynamique de la fin du XIXe siècle, la peur de l’avenir rabat aujourd’hui les esprits vers l’obscurantisme : repli identitaire, communautaire ou religieux, et nationalisme xénophobe témoignent principalement d’une peur du changement. Se raccrocher aux « textes » religieux d’un ordre immuable (tenu par les seuls hommes), aux valeurs dites traditionnelles, permet de garder la main sur le monde. Les intégrismes religieux se nourrissent ainsi, comme du reste les extrémismes politiques, d’un rejet de toute modernité, remettant en cause leur pouvoir appuyé sur la théocratie. Intégrismes de toutes les religions (aucune n’est exempte de ces dynamiques conservatrices) ou extrémisme politique plutôt de droite, tous unis pour rêver d’un universel imposé des plus forts, imposé par des lois liberticides : contrôle de l’individu, de la famille, de la société. Pour eux, c’est l’émancipation l’ennemie !
La laïcité en première ligne
L’universalisme humaniste représenté par la laïcité heurte de plein fouet le projet totalitaire des intégrismes. Liberté de la presse, liberté de la pensée, liberté de conscience ou de jouir de son corps, sont autant de barrières contre la loi divine de soumission. Dans cette représentation clivée du monde et de son avenir, la laïcité, ce principe de liberté, est un des ennemis les plus puissants des intégristes. Et l’école publique française en est le vecteur principal.
Lorsque les tenants de l’Islam radical s’attaquent aux professeurs, c’est à leur enseignement laïque qu’ils s’en prennent. Terroriser le corps enseignant, c’est terroriser le corps de la République et son essence : la liberté et l’égalité. Son contrat social. Les tentatives d’intimidation vestimentaire de jeunes filles souvent instrumentalisées (même si la problématique est largement plus complexe), s’inscrit dans une « diabolisation » de la laïcité que l’on voudrait présenter comme intolérante et liberticide. Alors même qu’elle en est l’exact contraire. C’est souvent ainsi que les ennemis tentent de retourner les arguments de l’adversaire. Ils s’en prennent quasi exclusivement à elle… Lorsque la rédaction de Charlie Hebdo est décimée en janvier 2015, c’est bien déjà la liberté de caricaturer la religion qui est visée et, avec elle, la liberté d’exprimer son opinion religieuse.
C’est dans ce cadre de tension, nationale et internationale, qu’un comité laïcité a été mis en place par la communauté éducative au lycée de La Borde Basse de Castres (Tarn). Élèves, enseignants et personnels éducatifs ont souhaité renouer avec ce principe. Ce sont en particulier les représentants des élèves au conseil de la vie lycéenne (CVL) qui ont émis l’idée de construire une manifestation sur ce thème. L’établissement a ainsi validé le programme d’une semaine banalisée : affirmer le principe de laïcité dans le cadre de la liberté de penser, et renforcer le lien entre école, disciplines et enseignement de la laïcité. En clair, embarquer l’ensemble des enseignants et des personnels dans une aventure commune. Il ne s’agissait pas de réarmer la laïcité, mais de souligner en quoi elle est un bien commun participant à la cohabitation harmonieuse des différences.
Un invité de choix : Henri Peña-Ruiz
Deux conférences ont été proposées aux enseignants et aux élèves délégués, inscrits dans « les Cordées de la réussite », animée par le philosophe Henri Peña-Ruiz. Auteur de Qu’est-ce que l’école ? (Folio actuel) et du Dictionnaire amoureux de la laïcité (Plon), il a été longtemps professeur de philosophie. En 2004, il participe à la commission Stasi qui débouche sur la loi de 2004 affirmant l’interdiction du port de signes ostentatoires religieux à l’école. Liberté et pourtant interdiction ? Pour l’auteur, il n’y a pas d’opposition entre les deux termes. D’une part, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, reprise dans notre constitution, le souligne : la liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui. Les lois sont votées pour en organiser la coexistence. D’autre part, le principe d’égalité, qui est en rapport avec la laïcité, doit s’inscrire dans un cadre législatif, d’autant mieux reconnu qu’il a été librement consenti par tous les citoyens, en conscience.
Henri Peña-Ruiz l’affirme avec conviction aux adultes comme aux enfants : la laïcité, c’est la liberté (de croire ou de ne pas croire), l’égalité (toutes les religions sont bienvenues) et la fraternité (elle permet le bien commun, le vivre-ensemble, la reconnaissance sans l’écrasement ou la violence). Le modèle français apparaît donc ici cohérent, pacifique et émancipateur, tout entier inscrit dans sa devise. Il éloigne la mainmise du religieux et du fanatisme pour que la raison puisse l’emporter, la paix sociale avoir le dessus sur les tensions issues de croyances particulières. La neutralité de l’État et de l’école offre ainsi un espace où chacun peut trouver sa voie et son épanouissement.
Des actions multiples dont les élèves sont acteurs
Le comité laïcité a travaillé à d’autres actions : la mise à disposition d’une exposition dans le hall principal du lycée issue de La laïcité en 10 questions, proposée par la BnF. Accompagnée d’un questionnaire adapté aux différents niveaux du lycée général et professionnel, elle peut être une utile porte d’entrée dans les différentes problématiques associées à la laïcité.
Des affiches réalisées par les élèves jalonnent les couloirs de l’établissement, d’autres productions seront présentées solennellement au CDI le vendredi 8 décembre comme des livrets, des affiches, des vidéos et podcasts. Elles interrogent toutes notre rapport à la « laïcité au quotidien ».
Chaque classe a été invitée à produire une phrase « slogan » après avoir travaillé sur la question de la laïcité en cours. Il ne s’agissait pas s’asséner le principe comme un dû, mais de replacer les enjeux de sa mise en place : renvoyer aux tensions religieuses qui ont jalonné notre histoire, montrer combien la laïcité construit du vivre-ensemble sans empêcher de croire. Permettre en somme à chaque élève de s’emparer d’une notion essentielle à la République et à son contrat social. Les phrases retenues seront projetées dans le lycée durant l’ensemble de la manifestation.
Enfin, deux courts-métrages sélectionnés dans le catalogue du Festival européen du court-métrage de Brest (https://www.filmcourt.fr/Regards-sur-la-laicite-et-la-diversite.html) sont projetés aux élèves et discutés librement, accompagnés par un duo d’enseignants de différentes disciplines. Dans le cadre d’ateliers en libre-service, les participants sont amenés à prendre la mesure de notions clés comme : « discrimination » « rejet », « xénophobie », « exclusion », « violence » face au principe inclusif de la laïcité.
Le lycée devrait être pensé comme une communauté partagée
Il faudra bien sûr retenir les enseignements de cette « Semaine de la laïcité ». Et notamment bien mesurer si les deux objectifs attendus ont été atteints. Sur le premier volet, le discours commun associant liberté à laïcité semble fonctionner. Le travail de fond, réalisé en particulier à travers les programmes d’EMC (la liberté en seconde, le lien social en première par exemple), ainsi que la préparation de la Semaine, ont permis de construire un temps long d’apprentissage.
Sur le second volet, la réussite semble moins probante. Les professeurs d’histoire-géographie sont restés en première ligne avec souvent les professeurs documentalistes. Loin derrière, quelques enseignants de lettres, de sciences ou d’EPS (confrontés peut-être plus que d’autres aux problématiques de la laïcité dans leurs cours). Pourtant, toute la communauté éducative devrait être au fait d’un principe qui sous-tend sa mission d’enseignement public. Où sont les professeurs de langues ou de mathématiques, les professeurs de la voie professionnelle hormis les professeurs lettres et d’histoire ?
Certains collègues se sentent illégitimes ou craignent d’aborder la laïcité. Elle est pourtant au cœur du contrat républicain. Le lycée devrait être pensé comme une communauté partagée fondée sur cette valeur en particulier. Les enseignants se mettre à jour et demander aussi à leur hiérarchie une plus ample formation initiale et continue sur la laïcité. Et ensuite, acquérir la certitude que cette même hiérarchie scolaire œuvre dans la même direction face au monde, aux familles, aux élèves. Et qu’elle soutient les professeurs dans leurs prises de décisions.
Des éléments novateurs et ambitieux ont été portés par l’actuel ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, sur ce point à la rentrée. En espérant qu’ils ne soient pas seulement des effets d’annonce.
A. L.
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