« La Vie d’Adèle », d'Abdellatif Kechiche, ou le vibrant portrait de l’«institutrice»
Qui aurait dit qu’une bande dessinée, fût-elle des plus inspirées, aurait abouti à une adaptation cinématogra-phique suscitant à la fois polémiques contingentes et légitime admiration ? Le 17 décembre La vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche poursuit ainsi sa moisson de récompenses en se voyant attribuer le prestigieux prix Louis Delluc.
L’occasion est trop belle non pour relancer le débat sur la façon de tourner du réalisateur, mais plutôt sur l’orientation de son propos cinématographique et ses focalisations sur des scènes scolaires.
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La représentation de l’école au cinéma
Ces dernières années, le cinéma français a souvent présenté l’espace scolaire comme un véritable espace dramatique pour le meilleur (La Belle Personne, Entre les murs) ou de façon plus discutable (La Journée de la jupe). De ce point de vue, L’Esquive, du même Abdellatif Kechiche, se nouant autour de la préparation de la représentation par des lycéens du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, parvenait déjà à intégrer des scènes scolaires dans l’intrigue principale du récit filmique. Dans une certaine mesure, La Vie d’Adèle approfondit la perspective scolaire mise en jeu dans L’Esquive.
Adèle, personnage principal de l’histoire, est « vue » non seulement en tant qu’élève, comme c’était déjà le cas dans L’Esquive, mais aussi, après une ellipse temporelle, en tant que professeure des écoles.
De fait, si la critique s’est focalisée sur la passion physique qui lie les deux adolescentes et qui bouleverse leur vie, elle a beaucoup moins insisté sur le statut même du personnage d’Adèle, lycéenne d’abord, puis enseignante. Or, il semble que ce soit bien là un axe fort du propos de Kechiche. Il n’y a qu’à considérer la manière très empathique que le réalisateur a de filmer le professeur de lettres en situation de transmettre son goût pour la littérature et faisant « parler » ses élèves sur des textes littéraires fondamentaux comme celui de Marivaux (encore). Ainsi, la marginale Adèle, en situation de déphasage par rapport à l’éducation traditionnelle donnée par ses modestes parents, devient aussi un agent d’intégration sociale.
On pourra ainsi remarquer qu’elle n’abdique pas le devoir d’enseigner et de transmettre, même au sortir d’une ultime et violente scène de rupture. Sans transition, après cette scène « brute », on retrouve le personnage en train de danser avec ses petits élèves (elle exerce en maternelle) dans le cadre du spectacle de fin d’année donné devant les parents (comme dans L’Esquive, soit dit en passant).
Il n’y a pas de double face chez de ce personnage, plutôt une sincérité à toute épreuve que l’on retrouve à la fois dans sa vie privée et dans sa vie professionnelle. De ce point de vue, une des scènes les plus émouvantes du film demeure sans doute celle où la jeune professeure se retrouve seule dans sa classe vide, après le spectacle, et qu’elle fond en larmes. Adèle, que le spectateur retrouvera plus tard, à nouveau en situation de faire la classe, portant lunettes et cheveux tirés, cette fois devant des élèves de cours préparatoire.
L’évolution du personnage de l’« institutrice » dans le cinéma français
Si l’on fait la somme des scènes scolaires, Adèle en cours de français, Adèle dans sa classe de maternelle, Adèle lors du spectacle de fin d’année, Adèle dans sa salle de classe vide, Adèle apprenant l’orthographe à des élèves de CP, on constate que l’école fait indubitablement partie du projet cinématographique du réalisateur. Le portrait professionnel d’Adèle tend à donner de la profondeur au portrait d’Adèle sujet et objet de la passion.
Cette interprétation du film permet de rendre compte de l’évolution du personnage de « l’institutrice » dans le cinéma français. Mademoiselle Chambon, adaptée du roman éponyme d’Éric Holder, soulignait déjà ce désir des réalisateurs actuels de donner une nouvelle profondeur au personnage de l’institutrice considérée davantage du point de vue de sa vie privée. De façon plus anecdotique, on remarquera que la compagne du jeune collaborateur du ministre des Affaires étrangères, dans le très récent Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, est aussi une jeune enseignante que l’on voit préparer ses séances dans son appartement et que l’on observe aussi dans la cour de récréation en train de discuter de l’épineuse question du renvoi d’un élève sans papiers.
Mais avec Adèle, les choses vont plus loin, comme si Kechiche se faisait un devoir d’intégrer son personnage dans la vraie vie. Le temps n’est plus sans doute aux héroïnes raciniennes habitées par leur seule passion dévorante. Il n’est pas non plus celui du désespoir. Adèle est au fond d’elle-même trop habitée par la « vie des autres », pour s’ôter la sienne propre comme Phèdre. L’éblouissante leçon de cinéma d’Abdellatif Kechiche tient ainsi tout autant du conte que de la tragédie.
Antony Soron
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• Voir sur ce site la critique de La Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2, par Anne-Marie Baron.
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