La morale républicaine à l'école : des principes à la réalité

Ministère de l'Éducation nationale
La conférence de presse du 22 janvier 2015 de Najat Vallaud-Belkacem aurait dû être en principe celle des vœux pieux à la communauté éducative. Mais l’actualité s’est invitée avec cruauté, appelant plus que de simples paroles de circonstances. La ministre de l’Éducation nationale n’avait donc pas le droit à l’erreur en des temps où la parole politique forte devient une impérieuse nécessité.
Il apparaissait ainsi essentiel de revenir honnêtement sur la difficulté de réguler les échanges sur les événements tragiques encore omniprésents dans la mémoire collective.
Par là même, on peut savoir gré à la ministre de pointer du doigt les points de vue déviants exprimés par certains élèves endoctrinés par des discours-slogans et vulnérables aux théories fumeuses circulant sur la Toile.
L’éducation aux médias apparaît de fait pour Najat Vallaud-Belkacem comme la première clef pédagogique pour combattre les tentations obscurantistes. On ne peut que lui donner raison tout en rappelant que la presse a perdu du poids dans la circulation des idées et que le premier chantier à réinvestir reste l’appropriation du texte par les élèves. Pas simplement la « une » ou le titre choc, mais le texte, soit un énoncé susceptible de déployer ses réseaux de signification. En ce sens, très concrètement, la Semaine de la presse ne justifie-t-elle pas de redevenir une obligation pédagogique citoyenne – et ce dès les plus petites classes ?

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Débattre ?  Certes, mais comment, et à partir de quels documents ?

Najat Vallaud-Belkacem considère comme primordial de relancer les débats partout. Là encore, comment lui donner tort ? Notre société n’a-t-elle pas aujourd’hui plus l’habitude d’échanger avec son portable qu’avec un autre de chair et d’os ? Cela dit, comme les situations de classe l’ont démontré, il n’est pas simple de débattre, parfois même extrêmement risqué. Et ce ne serait pas d’ailleurs un bon conseil à donner à un jeune professeur que de se lancer « sans filet » dans un débat à bâtons rompus.
Il reste évident qu’on ne peut débattre efficacement qu’à partir de « pièces à conviction », de textes, de documents visuels, d’œuvres d’art. Le pire ne serait-il pas d’en rester à un simple acte de communication où la parole fuse sans enrichir la connaissance de soi et d’autrui ? N’est-il ainsi fondamental de se déplacer dans le temps et dans l’espace pour souligner la permanence obscurantiste au cours des siècles, comme le démontre l’essai d’Amin Maalouf, Les Identités meurtrières (rééd. « Livre de poche », 2014) ?
À ce titre, au collège notamment, il importe que le CDI redevienne ce lieu privilégié d’un échange « intelligent » à partir de supports écrits : dictionnaires, encyclopédies mais aussi livres de jeunesse : car bien des albums ont la vertu d’ouvrir les pré-adolescents à la culture et à l’histoire de l’autre.
Le dernier ouvrage d’Yvan Pommaux et Christophe Ylla-Sommers, Nous, Notre Histoire, publié à l’école des loisirs, a ainsi le mérite de remettre graphiquement et textuellement  en perspective les avancées et les régressions corrélatives de l’histoire de l’Humanité. À partir de la lecture de cet ouvrage, la discussion aurait sans doute quelque chance de devenir plus nourrie et de fait plus fructueuse que si elle se construisait à partir de rien… de concret.

Transmettre une « culture commune » : une nécessaire formation initiale…

La ministre ne manque pas de rappeler l’importance de la formation dans cette affaire, indiquant même que « la capacité à expliquer et à faire partager les valeurs de la République » sera évaluée lors des concours de recrutement des professeurs. Là encore, la proposition mérite d’être reconsidérée quelque peu en rappelant combien il est important de ne pas en rester au simple étalage de grands principes.
Il importe par exemple que les jurys aient la possibilité d’interroger le candidat sur l’apport de tel ou tel texte littéraire ou informatif dans le développement de l’esprit critique et la conscience citoyenne. Pascal Calgar, dont on retrouve régulièrement la signature dans l’École des lettres, nous suggérait ainsi de travailler sur la onzième Provinciale de Pascal où s’exprime la possibilité de rire de ceux qui profanent leur propre religion par leurs opinions extravagantes.
Il ne faut pas oublier en effet que l’objectif ministériel reste de résister à la lame de fond virtuelle de la parole sans fond, sans référent. Par là même, le seul moyen de « faire partager les valeurs de la République » reste encore et toujours le questionnement concret à partir de « pièces » historiques, culturelles, littéraires, susceptibles de participer à la refondation de l’« édifice immense du souvenir » républicain – pour paraphraser abusivement Marcel Proust !
Il est par ailleurs fondamental que les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation trouvent de nouvelles modalités de transmission de la culture commune. Cet enseignement transversal n’ayant pas toujours le vent en poupe auprès des « néo-profs ».
 

… et une indispensable formation continue

Même chose pour la formation continue qui est aussi explicitement revalorisée par la ministre : « 1000 premiers formateurs aguerris seront formés sur la laïcité et l’enseignement moral et civique ». Ces déclarations d’intention sont évidemment vertueuses mais gare – encore une fois – au désenchantement sur le terrain !
Quand l’actualité se fait moins brûlante, les consciences cessent bien souvent de se raffermir et toute proposition de formation supplémentaire ne trouve pas forcément un bon écho dans la communauté éducative. De fait, il apparaît fondamental que l’apport d’une culture commune ne se déconnecte pas du champ disciplinaire et que la co-intervention soit privilégiée dans une formation faisant le lien – toujours – entre les programmes de l’école républicaine et ses valeurs.
En étant encore plus concret, et en partant de l’idée de Najat Vallaud-Belkacem invitant à créer « des modules d’enseignement du fait religieux », il apparaît clairement que le premier combat de la formation des maîtres reste la réinstauration d’un dialogue actif et réciproque avec les enseignants sur le terrain. De ce point de vue, le principe de mutualisation des compétences, qui prévaut dans l’instauration des ÉSPÉ, justifie d’être intensifié.
Plus que jamais, il faut que les différents acteurs de la communauté éducative se parlent, échangent, se rencontrent. Le drame que nous vivons imposant à chacun un devoir de décloisonnement à tous les niveaux : premier degré / second degré ; formateurs / professeurs ; ÉSPÉ / rectorats / Université.
 

L’autorité tient à des détails

La défense de l’autorité du maître revient comme un serpent de mer dans le discours institutionnel en fonction des tensions de l’actualité. Il est donc opportun de rappeler, comme le fait la ministre, la nécessité d’un strict retour au respect de l’adulte. Cela dit, encore une fois, ce sont les circonstances qui invitent à pousser sur le curseur de l’autorité et du retour à la morale républicaine.
Dans la réalité, comment se cacher qu’on est souvent obligé d’aménager la paix sociale en accroissant indéfiniment le degré de tolérance ? Or, hic et nunc, il s’agirait de passer à une tolérance zéro, de réactiver fermement l’échelle des sanctions .
Allons donc une nouvelle fois du côté de l’exemple concret, même s’il peut apparaître insignifiant au premier abord pour préciser le cadre de ce nouveau protocole d’affirmation de la loi scolaire. Il s’agit du cas de tous ces élèves qui arborent ostensiblement des maillots de football, et notamment celui du club de la capitale, se muant sans s’en rendre compte en « hommes-sandwiches ». Comment accepter que soient affichées aussi nettement en classe au vu et au su de tous, des valeurs marchandes, mercantiles, qui plus est relativement ambiguës sur un plan idéologique et /ou politique dans le cas spécifique que nous soulignons implicitement ?
Il semble essentiel par conséquent de s’attacher aux détails, à tous ces éléments du quotidien qui polluent les relations entre adultes et élèves. Un autre exemple pour enfoncer le clou ? Celui de l’élève à qui l’on s’adresse et qui daigne avec une lenteur forcément ironique entendre son interlocuteur d’une seule oreille ; l’autre étant obstruée par une oreillette… Encore un détail ? Pas si sûr.
En clair, il s’agit de rétablir des modes de communication intégrant l’idée de civilité et, pour cela, il faut non seulement ériger de grands principes mais lister les éléments d’interférence en cherchant patiemment mais rigoureusement à les corriger.

Le « parcours citoyen »

La grande proposition concrète de la ministre est celle d’un « parcours citoyen » qui représentera près de 300 heures dans la scolarité de l’élève et qui s’ancrera sur « un enseignement moral et civique ». Son principe demeure de ne pas en rester aux généralités mais bien de partir de l’« expérience » des élèves. À ce niveau, et de façon plus générale, le discours de Najat Vallaud-Belkacen valorise la nécessité d’un partenariat.
De fait, plus que jamais, comme nous l’avons déjà mentionné, le décloisonnement doit se développer afin de resserrer les liens entre les membres de la communauté éducative. Même si elle doit être sanctuarisée du point de vue du principe de laïcité qui doit plus que jamais la régir, l’école n’a plus aucune justification à s’opposer au fait acquis qu’elle est intégrée dans la vie de la cité. Ainsi, la ministre invite à encore élargir la perspective de décloisonnement en soulignant l’importance de la communication avec les parents tout en ajoutant la nécessité de construire des « parcours professionnels » adaptés pour un certain nombre d’élèves décrocheurs (lien renforcé avec les entreprises).
Enfin (nous passons ici sur les annonces économiques chiffrées), Najat Vallaud-Belkacen a la bonne idée de rappeler que tout ce travail d’éducation à la citoyenneté – qui en théorie était déjà en place – n’aura d’efficacité que s’il entre en corrélation avec la transmission des connaissances de l’élève et sa maîtrise du langage. De ce point de vue, on pourra se féliciter d’un discours d’intention qui redit tout l’enjeu de l’école élémentaire, notamment au niveau de la compréhension des textes et plus généralement de tous les énoncés écrits.
Sans doute devons-nous comprendre par là qu’il est grand temps de revenir à l’écriture, élément fondateur d’un monde moderne respectueux de la pensée critique et des valeurs d’autrui.

Antony Soron

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Dans les pages « Actualités » de « l’École des lettres »
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• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme  » , article du  » Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
 La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
En parler, par Yves Stalloni.
« Je suis Charlie » : mobilisation collégienne et citoyenne, par Antony Soron.
• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
• Quel est l’impact de l’École dans l’éducation à la citoyenneté ? Témoignage.
L’éducation aux médias et à l’information plus que jamais nécessaire, par Daniel Salles.
Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement, par Alexandre Lafon.
• « Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers, par Anne-Marie-Petitjean.
• Discours de Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015 : « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ».
Lettre de Najat Vallaud-Belkacem à la suite de l’attentat contre l’hebdomadaire « Charlie Hebdo ».
Liberté de conscience, liberté d’expression : des outils pédagogiques pour réfléchir avec les élèves sur Éduscol.
Communiqué de la Fédération nationale de la presse spécialisée.
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Antony Soron
Antony Soron

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