Voilà vingt-cinq ans sortait sur les écrans la Liste de Schindler (Schindler’s List) du réalisateur américain Steven Spielberg, auteur de films à succès comme la saga Indiana Jones ou Les Dents de la mer. Après deux incursions comique (Sugarland Express, 1979) et dramatique (L’Empire du soleil, 1987) du côté de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste américain prend à bras le corps la Shoah comme sujet d’un film de fiction.
Son objectif ? Transmettre l’histoire du génocide des juifs d’Europe à travers l’histoire d’un nazi devenu Juste parmi les Nations pour avoir sauvé plus de mille juifs de la mort. Mais peut-on donner à voir l’indicible de l’extermination génocidaire à travers une œuvre de fiction ? Le travail de mémoire de l’artiste, forcément subjectif, suffit-il à dépasser le devoir d’histoire ? Des débats polémiques ont entouré la sortie du film, aujourd’hui considéré comme une incontournable réussite du réalisateur et du cinéma d’histoire.
Au début des années 1990, on commémore le 50e anniversaire de la libération des camps alors que la Guerre froide se termine et ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur la destruction des juifs d’Europe. Des sources nouvelles et des sites d’extermination sont de nouveau accessibles à l’Occident, aux historiens, archivistes et artistes. La question de la survivance mémorielle de la Shoah se pose en même temps avec acuité, alors que les rescapés tendent à disparaitre peu à peu. Les œuvres comme Holocauste aux États-Unis (mini-série télévisée diffusée en 1977) et l’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985), diffusée en 1987 à la télévision en France, contribuent à imposer l’événement au grand public, suivant en cela l’historiographie militante des années 1980 qui rompt avec le silence sur le génocide des décennies précédentes[3]. Le terme « shoah » s’impose alors pour dire le caractère singulier du génocide des juifs dans les manuels scolaires ; le programme de Première de 1988 évoque désormais explicitement « Système concentrationnaire et génocide »[4].
Dans ce contexte de (re)découverte, l’accueil de la Liste de Schindler est plutôt positif. On salue le sens de la narration de Spielberg et l’émotion qu’il réussit à susciter autour de la Shoah auprès d’un large public (plus de deux millions et demi d’entrées en France). Le point de vue quasi documentaire du film est contrebalancé par la part importante des émotions qui ne laissent quasiment aucun répit au spectateur. L’utilisation du noir et blanc donne un aspect fantomatique, brumeux, à l’ensemble du film qui plonge le spectateur comme dans un mauvais rêve. Seul surnage le manteau rouge porté par une petite fille juive vouée à la fosse commune. Pourtant, Spielberg évite le pathos grâce à une narration qui alterne des scènes empreintes de douceur et d’humanité, avec des moments dramatiques et violents, comme celui où le commandant du camp assassine à distance et au hasard les prisonniers du camp de concentration depuis la terrasse de sa villa qui le surplombe. Le passage du groupe des femmes et des enfants dans une vraie douche à Auschwitz (dont on peut douter jusqu’au dernier moment de son usage hygiénique) relève du paroxysme émotionnel.
Suivant plusieurs destins entremêlés, individuels et collectifs, Spielberg réussit par un crescendo narratif à livrer les éléments marquants de l’histoire de la destruction des juifs d’Europe : la guerre, le rassemblement dans des ghettos et l’exclusion, les camps de concentration, le travail forcé mortifère, les privations et humiliations, la mort aléatoire, les camps et la déshumanisation jusqu’à l’extermination. Ce dernier point est abordé lors du passage des femmes à Auschwitz, essentiellement par allusions (plans sur la « rampe » d’arrivée et les cheminées des crématoires).
Á travers la figure de Schindler, Spielberg offre une sorte de troisième point de vue qui éclaire les deux autres – celui des bourreaux et celui des victimes –, sans compromettre la condamnation cinglante devant l’humanité souffrante des premiers. Le réalisateur, méticuleux dans la restitution des faits historiques, ne manque pas de livrer à l’image les petits arrangements pour la survie, ceux des juifs dans le ghetto comme ceux des soldats allemands à la fin de la guerre, sans omettre l’attitude ambiguë de la société polonaise face à la ghettoïsation des juifs.
Certains cependant ont pu regretter qu’un événement « sacré » comme l’Holocauste ait été traité à travers un film de fiction « grand public » et qui plus est du point de vue d’un nazi (Oskar Schindler). Ce sont essentiellement des intellectuels qui critiquèrent sur le fond le choix fictionnel de Spielberg, comme avant lui celui de Marvin Chomsky, auteur du feuilleton télévisé Holocauste évoqué plus haut, diffusé en France en 1979, après avoir été vu par 120 millions d’Américains. Claude Lanzmann, dans un article du Monde du 3 mars 1994, évoque à propos de La Liste de Schindler, une transgression inadmissible. Pour lui, le réalisateur américain contribue à « trivialiser » un événement qui ne peut par essence être représenté. De plus, « Spielberg ne peut pas raconter l’histoire de Schindler sans dire aussi ce qu’a été l’Holocauste », le film conduit à ne finalement rien percevoir du processus de mise à mort systématisée des juifs d’Europe.
Dans Libération, Gérard Lefort critique la scène de la douche où des femmes entrent nues dans une salle qui ressemble à une chambre à gaz :
«Caméra à l’épaule, on les suit, au corps à corps, on y entre avec elles. Et c’est une épouvante car, spectateur malgré tout, on a sur ces femmes une longueur historique d’avance, un avantage effroyable : on sait très bien ce qu’elles ignorent, on sait que par les pommeaux de ces douches, c’était le gaz Zyklon B qui coulait. Et puis non : c’est bel et bien de l’eau qui jaillit et asperge les corps nus des femmes…Comment ne pas lui en vouloir d’avoir ainsi joué avec l’injouable, d’avoir osé le suspense sur un sujet pareil ?»
Intéressantes pistes pédagogiques. On fera remarquer aussi que la bureaucratie nazie est devenue une machine infernale qui s’est emballée, triant inlassablement malades et bien portants, pères, mères et enfants, séparant de façon absurde et inhumaine des humains qui devaient rester unis. Fonctionnant à vide, elle a réalisé le fantasme de toute bureaucratie qui est, selon Pierre Legendre, de gérer une société de morts-vivants. A cette bureaucratie de la mort, Schindler a opposé une bureaucratie de la vie, c’est-à-dire ses propres listes mettant sur le même plan hommes et femmes, intellectuels et ouvriers, valides et invalides dans une société fraternelle et idéale au service d’une entreprise parfaitement improductive. Pour cela, il procède à une véritable mise en scène de l’écriture, dont on peut isoler les séquences comme autant de victoires du nom – concept biblique capital Chem/Chemot – sur la mort.
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Intéressantes pistes pédagogiques. On fera remarquer aussi que la bureaucratie nazie est devenue une machine infernale qui s’est emballée, triant inlassablement malades et bien portants, pères, mères et enfants, séparant de façon absurde et inhumaine des humains qui devaient rester unis. Fonctionnant à vide, elle a réalisé le fantasme de toute bureaucratie qui est, selon Pierre Legendre, de gérer une société de morts-vivants. A cette bureaucratie de la mort, Schindler a opposé une bureaucratie de la vie, c’est-à-dire ses propres listes mettant sur le même plan hommes et femmes, intellectuels et ouvriers, valides et invalides dans une société fraternelle et idéale au service d’une entreprise parfaitement improductive. Pour cela, il procède à une véritable mise en scène de l’écriture, dont on peut isoler les séquences comme autant de victoires du nom – concept biblique capital Chem/Chemot – sur la mort.