La librairie introuvable : chronique de campagne

« Savez-vous où je pourrais trouver du pain ?

― À vingt mètres, après le tournant, il y a une boulangerie.
― Des fleurs ?
― Le fleuriste est sur la place.
― Et des livres ?
― Des livres ? ! »
Le boucher chez qui je suis entrée se gratte le crâne.
« Là je ne vois pas… Essayez peut-être le Point Presse. ».

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Les livres, ici, on ne fait pas

Un peu plus loin dans la rue, une enseigne publicitaire au néon tremblotant signale le Point Presse. Les propriétaires sont un peu surpris de votre intrusion sur le coup de six heures du soir. Entre les rangées de magazines et les articles de papeterie, quelques brochures cherchent à se faire oublier. Les livres, ici, on ne fait pas, en dehors des publications épisodiques liées à un journal ou à une revue. Ce n’est pas qu’on ait quelque chose contre, mais la vente ne suit pas…

« Les professeurs du collège, ça ne leur arrive pas de vous passer commande, d’envoyer chercher un titre ?

― Ça s’est produit, oui, quelquefois. Maintenant on ne les voit plus beaucoup… Il y a les délais de livraison, alors ils vont sans doute ailleurs. »

Vous refermez la porte non sans quelque honte, comme après avoir visité un grand malade à qui vous auriez parlé de projets… Avec en main, cependant, les références de la boutique.

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Un centre culturel, un salon du livre…  mais pas de librairie ?

Le lendemain, une réunion pédagogique clôt votre visite à l’équipe de français, dans l’unique collège de ce bourg de campagne trop modeste pour compter plusieurs établissements, mais assez vivant pour s’enorgueillir d’un Centre culturel. Cette réunion, vous l’avez placée au CDI : espace chaleureux, coloré, où l’effort d’accueil est sensible envers les groupes qui viennent faire leurs recherches, comme envers l’élève isolé qui souhaiterait bouquiner pendant une heure de liberté. Le principal, son adjoint, les enseignants, le professeur documentaliste ont rejoint l’inspecteur pédagogique régional, par qui ce petit remue-ménage arrive.

Pendant environ deux heures, les échanges vont faire le point des résultats, interroger les programmes et les pratiques, parler actions et perspectives : ici un Salon du livre de jeunesse est l’occasion d’un défi-lecture entre les écoles du secteur et les sixièmes, une autre classe est candidate au Concours des dix mots, un atelier théâtre, reconduit pour la troisième année, bénéficie du soutien du Conseil général, les professeurs de langues anciennes préparent un voyage d’étude qui nourrira l’enseignement de l’histoire des arts, etc.

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Les clichés défaitistes sont à la mode

Tout ceci ne reste pas confidentiel mais peut se lire sur le site du collège, un site dynamique auquel le cahier de textes numérique donne une actualité journalière. Bien sûr le devenir des élèves et leurs chances de réussite restent une permanente préoccupation et l’objet d’un effort perpétuel ; mais on ne peut pas dire que dans ce collège, comme dans bien d’autres en France, n’en déplaise aux clichés défaitistes en vogue, les enseignants soient découragés, l’administration résignée, et l’horizon limité aux scores du brevet.

Encore un peu, et vous oublieriez de tirer de votre poche l’adresse du Point Presse repliée à la hâte en vous sauvant du magasin hier au soir. Vous le faites finalement, car il est question, ainsi que vous l’expliquez, non d’un message publicitaire mais d’un problème d’autant plus préoccupant qu’il risque de passer inaperçu : le rapport de l’enfant au livre.

Des livres, n’en est-on pas environné pourtant dans cette salle de lecture, où vos propos ont l’air décalés ? Est-ce que chaque classe n’a pas accès à une série d’ouvrages chaque année différents, et qui lui permettent aussi bien les plaisirs de la lecture autonome (dite « cursive ») que l’approfondissement de la lecture en classe (dite « analytique ») ?

Et par-dessus tout, le principe de la gratuité scolaire n’est-il pas respecté, rappelle le chef d’établissement, grâce aux groupements d’achats que pratiquent les agents comptables entre collèges du même secteur ?

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Intendants et enseignants devraient être les premiers
à défendre les librairies indépendantes

Où donc est le problème, en effet, si la commande par Internet est là pour tirer d’affaire la famille qui ne trouverait pas à proximité de chez elle le livre qu’elle souhaite acquérir ― en supposant que l’école ne lui en ait pas donné le moyen ? Où est le problème, dans notre pays saturé de communication, doté de tous les médias imaginables, et qui a su garder une vie culturelle profondément originale ?

Il n’y a aucun problème, si l’on considère comme sans conséquences qu’il devienne chaque jour plus difficile, sur le territoire national, de pouvoir trouver le livre de son choix, dès lors qu’il n’est pas porté par la distribution dominante.

Il n’y a aucun problème, si l’on traite le libraire comme un simple distributeur, soumis à des délais et à la concurrence, et non comme un conseiller ou un compagnon de lecture.

Il n’y a aucun problème, si l’on juge inutile d’éveiller l’attention des intendants et des enseignants sur le fait qu’en passant leurs commandes à des chaînes et à des groupes commerciaux, ils laissent mourir les librairies indépendantes qu’ils devraient être les premiers à défendre.

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Le risque d’une perte sensible pour la liberté de penser et d’agir

Mais à tous ceux qui verraient dans cette situation une perte sensible pour la liberté de penser et d’agir, le cas encore protégé de Paris et des grandes métropoles ne doit pas masquer le fait qu’un élève français poussera bientôt plus souvent la porte d’un musée que celle d’une librairie.

Il est de notre responsabilité directe d’enseignants que cette librairie continue à exister dans notre vie civique et sociale, sans prendre elle-même des allures de musée.

Françoise Gomez 

 • Françoise Gomez a enseigné les Lettres en Nord-Pas-de-Calais et à Paris, avant d’accompagner les enseignants de Lettres comme IA-IPR dans ces deux académies.
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Le manifeste Lire est le propre de l’homme. De l’enfant lecteur au libre électeur, publié par l’école des loisirs, contient de nombreux témoignages sur la découverte du livre permise par les libraires indépendantes et les bibliothèques. Il est possible de feuilleter cet ouvrage ou de le télécharger au format pdf.

• La réflexion sur les conditions d’accès au livre, les relations entre les bibliothèques et les établissements scolaires, l’avenir des librairies indépendantes, se poursuit sur ce site et dans « l’École des lettres ». Vos témoignages et propositions sont les bienvenus. Pour participer à ces dossiers, contactez-nous !

Françoise Gomez
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