La Cache, de Lionel Baier :
une adaptation drôle et subtile du roman de Christophe Boltanski

Le romancier est âgé de 9 ans au moment de la révolte étudiante de mai 1968. Il raconte la vie de sa famille excentrique et fantasque confinée dans un appartement de la rue de Grenelle à Paris. Lionel Baier glisse d’une personne et d’une pièce à l’autre en jouant à forcer le trait.

Par Dominique Masdieu

Dès le premier plan, un exemplaire du livre La Cache (Stock, 2015) s’ouvre sur des phrases soulignées en rouge. Une voix off (celle du narrateur adulte) entame le récit des souvenirs de sa curieuse famille.

La caméra saute d’un objet ancien à l’autre, elle longe les couloirs sombres, glisse sur les murs d’un vaste appartement bourgeois. Puis, un enfant (Éthan Chimienti), alter ego de l’auteur, éclaire une bibliothèque avec sa lampe de poche. Chez ces gens-là, on lit, semble-t-il, et même on pense le monde, on le réinvente, comme dans la rue, agitée par les émeutes de mai 1968. Les parents du garçon prennent part aux manifestations. « On est en train de changer l’avenir », lance son père (le sociologue Luc Boltanski) au téléphone. Il est donc envoyé chez ses grands-parents, qui ont l’air sortis d’un conte moderne : Mère-Grand (magnifique Dominique Reymond), clope au bec, déboule au volant d’une Citroën Ami 6. Garée devant la galerie où son fils (le jeune artiste plasticien Christian Boltanski) expose pour la première fois, elle sert le thé à un hypothétique acheteur. Avec ses deux garçons (Petit-Oncle et Grand-Oncle, interprétés par William Lebghil et Aurélien Gabrielli) elle préfère se retrancher dans l’antre de l’auto où tous trois critiquent, à leur aise, la clientèle de l’art. Figure centrale de la tribu, communiste dans l’âme, elle dissimule une jambe déformée par la polio et claudique élégamment.

La famille Boltanski, que complètent Père-Grand (Michel Blanc) et sa mère, l’Arrière-Pays (la très drôle Liliane Rovère), est joyeusement confinée. Tous ses membres se méfient du dehors et passent de l’abri de la voiture à celui du logis, protégé par une lourde porte cochère dans le 7e arrondissement. Ils leur arrivent de dormir, père, mère et les deux grands fils, dans la même chambre, y partageant du thon en boîte devant la tête de Pompidou sur le petit écran. « Ils habitaient un palais et vivaient comme des clochards », écrit Christophe Boltanski. Le cinéaste, quant à lui, s’amuse de ces personnages pittoresques à l’esprit libertaire et force le trait sans état d’âme.

Récit découpé en pièces

Dans le roman, qui déploie toute une vie quand le film se concentre sur Mai 68, Christophe Boltanski avait découpé son récit en autant d’espaces de l’appartement. Un dessin de la pièce, sous le titre de chaque chapitre, précisait sa position vis-à-vis de la cour de l’immeuble où stationnait toujours l’automobile. Le cinéaste, avec un sens du jeu, multiplie les vues en plongées, scrute les recoins, enchaîne les va-et-vient entre les personnes et les choses, capte des bribes de conversations, cherche le fantôme d’un chat à hauteur d’enfant, un enfant qui, déjà, mûrit son activité d’écrivain. Vivre dans la cache, c’est trouver sa voie.

Tous les membres de cette famille sont soudés et pourtant, chacun mène sa barque. Le père est médecin, la mère enregistre les témoignages des laissés-pour-compte, l’arrière-grand-mère russe se remémore son passé en écoutant Prokofiev ou Rimski Korsakov. S’ils se tiennent à l’écart du monde, ils ne s’en désintéressent pas pour autant. Les discussions politiques vont bon train à la table de la cuisine et la radio, allumée en continu, esquisse la vie hors-champ. Le cinéaste donne à voir les slogans qui tapissent les murs. Dehors, c’est la révolution, dedans, c’est déjà la liberté. « Ne laisse jamais les cons dire qui tu es », enseigne Mère-Grand à son petit-fils après qu’il ait subi des remarques antisémites à l’école.

Car la cache du titre dissimule le passé de Père-Grand. Pour échapper aux rafles anti-juifs, il a séjourné dans un réduit aménagé sous le plancher de l’appartement, le temps de l’Occupation. Cet épisode est révélé au cours d’une scène imaginaire et drolatique où une personnalité politique, venue trouver refuge chez les Boltanski, séjourne dans cette fameuse cache, ultime tanière pour les traqués.

D. M.

La Cache, film helvético-luxembourgo-français (1h25) réalisé par Lionel Baier avec Dominique Reymond, Michel Blanc, Liliane Rovère, William Lebghil, Larisa Faber, Adrien Barazzone, Aurélien Gabrielli, Gilles Privat.


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