Jusqu’à ce que mort s’ensuive,
d’Olivier Rolin : un duel sans fin
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Multipliant les références à Victor Hugo qui fait une apparition, le romancier oppose deux héros révolutionnaires sur les barricades en 1848. Inspirés par une digression des Misérables, ces deux-là se détestent mais forment comme les deux faces de la même pièce.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Quelques lignes dans Les Misérables, lors d’une digression de Victor Hugo, ont inspiré cette histoire à Olivier Rolin. Il relate ainsi le destin parallèle des deux révolutionnaires cités par le maître, héros des barricades en 1848. Ils avaient tout pour être des compagnons de lutte : ils se sont détestés, à mort. Dans un parc de la périphérie londonienne, l’un a reçu un coup fatal dans le duel qui l’opposait à l’autre. Et cet autre a fini sur le gibet. « À la tête de l’une, un ‘‘gamin tragique’’, ouvrier mécanicien, derrière l’autre un géant truculent, ex-officier de marine, écrit Olivier Rolin en décrivant les deux hommes sur les barricades. Emmanuel Barthélemy, l’ouvrier, et Frédéric Cournet, le marin, ne sont pas des personnages de fiction, ils ont réellement existé. »
Si Jusqu’à ce que mort s’ensuive est un roman, c’est à la manière des livres de Patrick Deville : sans fiction et selon un principe de vies parallèles. Dans sa promenade hugolienne, Olivier Rolin suit les deux révolutionnaires, l’aventurier et le militant, du moment qui précède la révolution de 1848 à ce qui en marque l’achèvement brutal : quand Napoléon le Petit (selon l’appellation hugolienne) commet le coup d’État de 1851, des milliers de proscrits partent vers l’Angleterre.
Barthélemy et Cournet sont de ceux-là, qui vivent difficilement sur le plan matériel mais pas seulement. Le milieu des exilés est fait d’intrigues, de complots réels ou imaginaires, de détestations et de rancunes. Rares sont ceux qui y échappent. Victor Hugo avait lui préféré les îles anglo-normandes à la capitale anglaise.
« Là où le sujet n’est point perdu de vue, il n’y a pas de digression », affirmait l’auteur de La Légende des siècles. Olivier Rolin applique la formule. Dans Jusqu’à ce que mort s’ensuive, un narrateur enquêteur se déplace et entraîne ailleurs. Ses déambulations de 2022, du faubourg du Temple jusqu’aux sommets de Paris, font découvrir, par une belle énumération, les enseignes des commerces de la capitale aujourd’hui, et les combats d’animaux d’hier, chiens contre loup. Le passage à la voirie de Montfaucon ne fait pas regretter ce lieu de toutes les turpitudes, pas plus que la disparition du clos Macquart, où l’on équarrissait les chevaux, au grand bonheur de certains rongeurs. C’est le Paris d’avant Haussmann, celui de l’est parisien.
Olivier Rolin fait ensuite marcher son narrateur dans Londres, capitale du monde autant que des îles britanniques, sur les traces de Dickens, son Ami commun en poche. C’est une ville effrayante, noire de la poussière de charbon, une ville de miséreux dans ses quartiers les plus sales. L’hygiène est là un mot qui n’a aucun sens. Dans le Londres qu’arpente le narrateur aujourd’hui, cet East end est devenu très propre sur lui. La ville, longtemps une des plus chères au monde, ne garde nulle trace des proscrits de 1851.
Les deux faces du révolutionnaire
Cournet et Barthélemy sont les deux faces du révolutionnaire dont Olivier Rolin a pu rêver. Cournet est un marin au fort caractère, renvoyé ou mis sur le quai en raison de son tempérament excessif. Il a quelque chose des capitaines que l’on rencontre chez Joseph Conrad, tel Kurtz ou Almayer. Il aurait pu naviguer vers l’Afrique et y vivre en seigneur. Issu d’une famille bourgeoise, proche de Ledru-Rollin, il représente ce courant modéré de la Révolution française que l’on connaît chez Danton dont il a le coffre et la faconde. « On l’imagine joueur, flambeur, buveur, bretteur, coureur », écrit Olivier Rolin. Ses rapports conflictuels avec la marine tiennent à ce que ce que ce républicain supporte mal une institution monarchiste et réactionnaire.
Barthélemy est son opposé, un Robespierre qui aurait survécu : il est froid, austère. C’est un doctrinaire proche des idées de Blanqui. Mais il est aussi courageux que Cournet, et, dès l’âge de dix-sept ans, il a connu le bagne après avoir agressé un sergent de ville. Il a passé huit ans « accouplé » par la chaîne des forçats, à Brest. Arrêté en 1848, il s’est évadé. À l’heure du roman, il poursuit la lutte et va jusqu’au bout de ses convictions avec une détermination sans frein. Aussi forte que la haine qui l’anime à l’encontre de Cournet. Et réciproquement.
Ces deux figures antithétiques – le flamboyant face au pâle – font les délices de l’écrivain qui multiplie les références à Victor Hugo. «On y voit des barricades, le bagne, des évasions, un coup d’État, un duel à mort, plusieurs meurtres, le gibet et des comparses comme Karl Marx et Napoléon III. Et Hugo lui-même, excusez du peu », annonce-t-il en quatrième de couverture. Il joue des péripéties et raconte de façon détaillée certains épisodes. Ainsi de la fuite meurtrière de celui qui aura survécu au fameux duel.
Pourquoi tant de haine ?
Reste le mystère de cet affrontement mortel qui rappelle encore Joseph Conrad dans sa nouvelle Le Duel, mise en images par Ridley Scott dans le film Les Duellistes. Pourquoi cette haine tenace ? Pour l’auteur de Tigre en papier, roman dans lequel l’écrivain relatait ses années militantes, l’affrontement entre ces deux visions de la révolution est à la fois évident et énigmatique. Son œuvre est traversée par la question de l’idéal dévoyé et destructeur.
Dans Le Météorologue (Seuil, 2014),le héros, Vangengheim, a cru en la révolution bolchévique. Jusqu’au moment où, victime d’une purge, il est condamné au Goulag. Ses idéaux sont broyés et la seule liberté qu’il préserve et qui le sauve consiste à envoyer à sa fille des dessins, herbiers et devinettes donnant l’illusion à l’enfant que son père explore des terres inconnues de leur immense Russie.
Jusqu’à ce que mort s’ensuive est une bouffée d’air et de pensée.
N. C.
Olivier Rolin, Jusqu’à ce que mort s’ensuive, Gallimard, 208 pages, 19 euros.
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