Jean Clair, « L’Hiver de la culture »
Le dernier livre de Jean Clair, comme l’indique son titre, est écrit par gros temps, porté par des dépressions annonciatrices de tempêtes, parcouru de gelées tenaces et d’un blizzard glacial. Cet hiver métaphorique qui saisit la culture n’augure rien de bon. Les « froides ténèbres » dans lesquelles nous entrons sont marques de déclin, notamment dans le domaine de l’art.
Quels sont les signes de cette alerte hiémale ? L’ouvrage en propose plusieurs dont l’un sur lequel l’auteur s’est déjà largement exprimé, les musées. Jean Clair, conservateur des Musées de France, responsable successif de quelques-uns des plus importants musées de notre pays, est convaincu que ces lieux sont devenus des refuges de l’imposture.
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Les « traders » de l’art
Par leur laideur architecturale d’abord : « Les musées ne ressemblent plus à rien […], mélange de modernité fade et d’emprunts hasardeux », ils doivent plus au kitsch de Las Végas qu’à l’ordonnancement élégant d’un palais classique.
Par une prétendue démocratisation qui cache un paresseux conformisme :
« Je reste perplexe devant ces foules innombrables patientant aux entrées des musées, attendant des heures le privilège notable de franchir le seuil de ces garde-meubles précieux. »
Par une fâcheuse confusion, qui autorise à baptiser « musées » des édifices où sont conservés divers objets n’ayant qu’un rapport lointain avec l’art. Et encore le musée perçu comme distraction pour oisifs solitaire :
« Plus les gens sont seuls, plus ils vont au musée, comme autrefois les vieilles gens, devenus veufs, continuaient de se rendre à l’église.»
La transformation du « déchet » en œuvre d’art
Le réquisitoire pourrait s’arrêter là, mais d’autres froidures sévissent. Par exemple la transformation du « déchet » en œuvre d’art au nom d’une esthétique qu’on appellera « décalée ». L’expression de ce dévoiement est illustrée par des pseudo-artistes actuels du style de Jeff Koons, véritable trader de l’art reconverti dans l’« installation », respectueusement invité il y a peu au Centre Pompidou et au château de Versailles.
Dans un esprit voisin, Clair rappelle les provocations de l’italien Piero Manzoni dans les années cinquante proposant des boîtes de merda d’artista, ou une récente exposition de New York baptisée Abject Art où s’exhibaient, le sexe, le sang et diverses sécrétions.
Autre assaut de l’hiver artistique : le mélange du faux et du vrai, dans un chapitre joliment intitulé « La relique et la réplique ». Une œuvre, sortie de son contexte historique et culturel, subit une transformation implicite qui en dénature le sens, altère son authenticité et lui fait perdre beaucoup de son aura. À l’inverse, la réplique, servie par les moyens techniques actuels, est désormais suffisamment parfaite pour qu’elle se substitue sans dommage à l’original. D’où la question malicieuse : « Pourquoi pas une galerie des Offices faite de reproductions, un Uffiziland à quelques kilomètres de Florence ? »
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Avec un optimisme raisonnable, on pourrait espérer que l’hiver laissera place bientôt à un prometteur printemps. Jean Clair n’y croit guère : la mauvaise saison, à ses yeux, semble durablement installée, comme le laisse entendre ce jugement sans illusion : « “L’art contemporain”, c’est le récit d’un naufrage et d’une disparition. » C’est un spécialiste respecté qui l’écrit.
Yves Stalloni
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• Jean Clair, « L’Hiver de la culture », « Café Voltaire », Flammarion, 2011, 143 p.