"Ingrid Jonker", de Paula Van der Oest
L’enfant n’est pas mort
L’enfant lève les poings contre sa mère
Qui crie Afrika ! crie l’odeur
De la liberté et du veld
Dans les ghettos du cœur cerné
L’enfant lève les poings contre son père
Dans la marche des générations
Qui crie Afrika ! crie l’odeur
De la justice et du sang
Dans les rues de sa fierté armée […]
L’enfant abattu par des soldats à Nyanga.
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La vie tragique d’une femme
en quête de l’amour de son père
Nous vivons trop loin de l’Afrique du Sud pour connaître ce poème, et même pour avoir entendu parler de son auteur, Ingrid Jonker, qui s’est suicidée à l’âge de 32 ans. Le beau film de la cinéaste néerlandaise Paula Van der Oest retrace sa vie, impulsive et tragique. La vie d’une jeune femme en quête d’amour parce qu’elle n’arrive pas à obtenir celui de son père.
Président de la commission de censure du Parlement sud africain, celui-ci (incarné à l’écran par le grand Rutger Hauer) craint par-dessus tout le scandale et répudiera publiquement sa fille, qui, séparée de son mari vit une existence très libre au milieu des Sestigers, un groupe d’écrivains attachés à remettre en question les normes politiques et esthétiques en vigueur (Étienne Leroux, Jan Rabi, Breyten Breytenbach, Adam Small, Bartho Smit, André Brink).
La grande comédienne Carice Van Houten, remarquée en 2006 dans Black Book, de Paul Verhoeven, compose un personnage fascinant de femme-enfant, qui fait rempart de son corps à sa fille, mais semble aussi immature qu’elle. Incapable de résister à ses élans sexuels et à ses passions, elle cède surtout peu à peu à la pulsion suicidaire qui la domine dès son plus jeune âge.
Chaque homme qu’elle rencontre en tombe amoureux fou, et elle se donne avec emportement à chacun, sans jamais trouver dans ses bras la sécurité affective qu’elle espère. De plus en plus désespérée malgré le succès que rencontrent ses poèmes, elle fume et boit sans mesure. Sa raison défaille.
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. » Elle a clamé la beauté de la vie
Son nom est Ingrid Jonker »
Les images magnifiques du film retracent son histoire d’amour avec Jack Cope sur une plage blanche du Cap, au bord de laquelle il s’est retiré pour écrire avec son ami Uys Krige, puis sa passion pour le romancier André Brink, qui l’emmène visiter l’Europe.
Si les paysages sont somptueux, Carice Van Houten, exaltée par la photo de Giulio Biccari, les transcende de son charisme et crève littéralement l’écran. Femme fragile, écorchée vive, mutine, indignée par l’injustice qui règne dans son pays et que son père incarne, elle va de bonheur fou en désespoir mortifère.
La réalisatrice nous fait épouser ses émotions et suivre sur son visage, filmé en plans serrés, les oscillations de cette sensibilité à fleur de peau. Le film se veut aussi une ode à la poésie comme moyen d’expression privilégié de toutes les révoltes, individuelles et collectives, et à l’art comme arme politique.
Nelson Mandela a scandé dans son discours de 1994 au Parlement sud africain : « À la fois poète et sud africaine / Alors que le désespoir régnait, elle a célébré l’espérance / Face à la mort / Elle a clamé la beauté de la vie / Son nom est Ingrid Jonker . »
Un recueil de ses poèmes, écrit en afrikaans et traduit en français pour la première fois, est sorti pour le Printemps de la Poésie, L’enfant n’est pas mort. À lire d’urgence.
Norbert Czarny
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• Ingrid Jonker, L’enfant n’est pas mort, Éditions le Thé des écrivains, 2012.