Hubert Robert, un peintre visionnaire
Même s’il n’avait pas été un grand artiste, ce qui est loin d’être le cas, comme le démontre cette rétrospective, Hubert Robert, le méconnu, présenté ici à travers un ensemble impressionnant de cent quarante œuvres, mériterait de rester à la postérité pour avoir inspiré à Diderot l’une de ses pages les plus fortes, animée du souffle d’un passionné, de la profondeur d’un philosophe et de la mélancolie lyrique d’un poète.
Ce texte se trouve dans le Salon de 1767, le plus important de l’écrivain, et porte sur un tableau particulier intitulé Grande Galerie éclairée du fond [1].
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La « poétique des ruines »
Après avoir décrit la toile, manifesté son envie à l’endroit des possesseurs de telles œuvres, reproché à l’artiste, dans une apostrophe véhémente, d’avoir parasité son tableau par la présence inutile de personnages, l’enfant de Langres s’abandonne à ce mélange d’émotion, de réflexion et d’enthousiasme qui caractérise sa manière et sa personnalité puis, à propos de ce qu’il appelle lui-même la « poétique des ruines », que Robert illustre sans en avoir compris le sens, il écrit :
« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. […] Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés ! » (Denis Diderot, Œuvres esthétiques, édition de P. Vernière, Classiques Garnier, 1988, p. 644.)
Il ne s’agit là que d’un extrait de cette prose échevelée qu’il faudrait citer dans son intégralité et qui, à elle seule, suffit à rendre indispensable la visite au Louvre pour découvrir cette remarquable exposition.
Deux décennies après ce propos enflammé, le pays qui a vu naître à la fois Diderot et Robert (son cadet de vingt ans) va basculer dans un chaos sanglant d’où pourra accoucher un nouveau modèle de civilisation. Tout le siècle des Lumières, dans ses promesses et ses contradictions, est présent dans les phrases du philosophe autant que sous le pinceau du peintre. Les ruines marquent à la fois la nostalgie d’une grandeur perdue (celle de Rome, qu’un général natif de Corse s’appliquera bientôt à ressusciter) et la menace de destruction d’un mode de vie arrivé à bout de souffle.
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L’art rend compte du monde et propose des alternatives
Hubert Robert a fait, très jeune, le voyage de Rome et il a ramené dans ses cartons des croquis qui montrent de prestigieux bâtiments réduits à l’état de ruine, mais en même temps des portiques, des ponts, c’est-à-dire des éléments architecturaux solides qui enjambent le temps et l’espace, qui permettent de rejoindre l’autre rive, celle du siècle à venir que Diderot, à la différence du peintre, ne verra pas.
Pour franchir le fleuve héraclitéen, pour entrer dans la modernité (celle-ci prendra le nom de Romantisme et ne sera pas dépourvue de gravité crépusculaire), il faut rendre d’abord compte du passé déchu, de cette fatalité de décadence, après quoi il conviendra de se lancer dans l’exploration de nouveaux horizons.
Hubert Robert ne s’arrêtera pas à la peinture des ruines – même si nous connaissons surtout cette part de sa production. Lui qui aspire à devenir le créateur du futur Museum (l’ancêtre du Louvre) veut montrer sa croyance au progrès artistique et social. Dans cette entreprise, l’art a un rôle à jouer, car il rend compte du monde et propose des alternatives. Ce n’est pas un hasard si, par un subtil effet de mise en abîme, l’artiste place dans ses toiles un personnage (lui-même ou un substitut) en train de dessiner ou de peindre, de reproduire les décors d’hier promis à la disparition.
Le musée qu’il appelle de ses vœux conservera ces vestiges, mais l’avenir demande d’autres combats : ceux qui donnent vie aux édifices bien vivants (ces châteaux et palais que le peintre orne de « tableaux de place » ), aux scènes de genres qui respirent la réalité insouciante, aux « caprices » sortis de ses rêves, à ces paysages imaginaires porteurs de sublime, à ces jardins d’un nouveau style qui délaissent l’ordonnancement rigoureux des parcs français pour privilégier le désordre calculé des exemples anglais.
On pense moins, alors, à Diderot qu’à Rousseau qui, à Clarens, imagine pour sa Julie une fête végétale qui annonce la victoire de la nature sur la pierre. La redoutable et hideuse Bastille n’en a plus pour longtemps. Le château de Meudon est l’objet d’une méthodique destruction. L’heure du renouveau nécessite la convocation de nouveaux peintres comme le proclamera Chateaubriand.
C’est dans cette direction que ce prodigieux créateur, un peu poète, un peu philosophe, un peu historien, qui souhaite associer l’héritage de Vernet et celui de Fragonard, celui de Pannini et celui de Piranèse, celui de Natoire et celui de Chardin peut être qualifié de « visionnaire », ainsi que l’annonce le titre de l’exposition. Il glorifie la liquidation d’une ère réputée grandiose pour inviter à entrer dans un temps modeste à dimension strictement humaine. Hubert Robert, tiraillé entre un passé glorieux et un futur incertain s’applique à peindre ce qu’il y a de plus fragile dans l’humanité, le passage.
Yves Stalloni
[1] Tout laisse à penser que ce tableau correspond à celui qui est nommé aujourd’hui Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine, huile peinte en 1796, conservée au Louvre et présente à l’exposition.
• « Hubert Robert (1733-1808). Un peintre visionnaire », Musée du Louvre, jusqu’au 30 mai, hall Napoléon.