Hommage à David Lynch :
à propos d’Elephant Man
Par Éric Hoppenot, Inspe Paris – Sorbonne Université, Collège international de philosophie
La disparition du cinéaste David Lynch, le 16 janvier, est une occasion de revenir sur son œuvre et notamment sur Elephant Man. Ce film inoubliable, réalisé en 1980, permet d’aborder le thème « Le monstre aux limites de l’humain », la question de la fabrique du monstrueux et du pathétique, mais aussi les dégâts engendrés par la ville industrielle sur les corps.
Par Éric Hoppenot, Inspe Paris – Sorbonne Université, Collège international de philosophie
David Lynch est mort hier 16 janvier, à l’âge de 78 ans. Palme d’or au Festival de Cannes en 1990 pour Sailor et Lula, il était le réalisateur de films étranges qui ne cessent de générer des exégèses, comme Eraserhead (1977), Lost Highway (1997) ou encore Mulholland drive (2001), la série Twin Peaks (1990-1991) et Elephant Man (1980) lauréat de nombreux prix. Cette disparition est aussi l’occasion de reparler de ce film inoubliable.
Au lendemain du succès confidentiel de son premier film Eraserhead, considéré comme une « œuvre underground », David Lynch rêve d’adapter l’autobiographie du chirurgien Frederick Treves, Elephant man, parue en 1923. L’auteur relatait notamment sa rencontre avec John Merrick (Elephant man), homme violenté et exposé dans une foire, qu’il avait réussi à extirper des griffes de son bourreau et pris en charge.
David Lynch propose son projet d’adaptation à six studios différents, mais tout le monde refuse, et d’autres cinéastes s’intéressent à cette histoire. Finalement, Mel Brooks se montre intéressé mais veut voir Eraserhead avant de prendre sa décision. Il sort conquis de la projection et dit au réalisateur : « Tu es complètement fou, je t’aime ! Tu fais le film. » David Lynch gardera une très grande reconnaissance envers Mel Brooks qui l’a toujours soutenu. Mel Brooks est aussi le producteur de La Mouche, de David Cronenberg.
Le montage d’Elephant Man ne se fait pas sans difficulté, la Paramount souhaite supprimer plusieurs scènes, notamment la séquence d’ouverture avec les éléphants et aussi le visage de la mère à la fin. Plusieurs producteurs voulaient éliminer tout ce qui avait trait à l’onirisme dans le film. Mais fidèle au projet de David Lynch, Mel Brooks tient bon et refuse toute modification. David Lynch veut mettre en scène la difformité du personnage principal de la manière la plus réaliste possible : le masque que porte le comédien John Hurt a été moulé à partir du véritable moulage de la tête de John Merrick.
Explosion de la ville et du corps
L’un des objectifs du réalisateur est de créer un parallélisme entre l’explosion du corps urbain que représentent ce Londres industriel et le corps de Merrick déformé par les excroissances. Il faut que l’un rejaillisse sur l’autre. Le corps urbain industriel explosant, rejetant sa vapeur et ses déchets sur la chair blessée de Merrick. Un peu comme avec la Lison de La Bête Humaine, de Zola, qui devient à la fin du roman un animal monstrueux détruisant tout sur son passage. Le corps monstrueux de Merrick fonctionne à la manière d’une usine : générateur de fluides, d’énergie, de changements, de transformations successives. David Lynch semble suggérer que, pour une part, c’est la modernité qui engendre le monstrueux.
La réalisation d’Elephant man s’inscrit dans la trace du Freaks (1932), de Tod Browning : le film de Lynch commence également lors d’une foire aux monstres, dans une atmosphère assez glauque. Comme Tod Browning, il choisit de différer l’apparition du monstre, et la problématique du monstrueux est bien celle du spectaculaire. La déshumanisation du personnage s’incarne dans les deux cas par un jeu de voilement – dévoilement de la monstruosité. Le drame du monstre, c’est que son corps devient une rente, une marchandise. Le corps est soumis au spectaculaire, il n’est même réduit qu’à cela, à de la chair exposée.
La monstruosité de John Merrick illustre parfaitement la définition qu’en donnait Georges Canguilhem dans La Connaissance de la vie (1952) : « La menace accidentelle et conditionnelle d’inachèvement », c’est ce corps recouvert d’un épais tissu qui voile ce que l’on ne veut pas voir, la distorsion, la déformation extrême et insupportable de la chair, la survivance de ce qui aurait dû être non-viable.
Naissance de la tératologie
C’est au moment où se déroule l’histoire de Merrick, au XIXe siècle, que naît la tératologie (la science chargée d’étudier les monstres). C’est vraiment au XIXe que s’élaborent l’explication scientifique de la monstruosité et la réduction corrélative du monstrueux. La tératologie naît à la rencontre de l’anatomie comparée et de l’embryologie réformée par l’adoption de la théorie de l’épigenèse. Cela explique en partie la raison pour laquelle Merrick est au cœur de toute l’attention scientifique (voir les séquences à l’hôpital, notamment celle de l’amphithéâtre où Merrick est exposé par Treves devant une communauté de savants).
Michel Foucault a fort bien montré dans son séminaire Les Anormaux (1972) que le XIXe est en quête de ce qui peut être défini comme monstruosité, anomalies, déviances. La monstruosité apparaît comme ce qui est contre-nature, et c’est ainsi qu’est perçu John Merrick, un accident de la nature, il est l’irruption du désordre, et c’est d’ailleurs cela qu’engendre sa présence (voir notamment la scène d’orgie et de beuverie).
Dans un très bel article titré « Le monstre a peur », le critique de cinéma Serge Daney a parfaitement décrit la forme et les enjeux du film de David Lynch. C’est un film, montre-t-il, qui joue avec les codes du film d’horreur (nuit, couloirs déserts de l’hôpital, heure du loup, fuite soudaine des nuages, tout y est !), mais pour nous décevoir. L’enjeu n’est pas dans notre peur mais dans celle de Merrick : Serge Daney montre que ce qui importe à Lynch, ce n’est pas l’effroi du spectateur découvrant tardivement le corps terrifiant, mais la peur de Merrick lui-même, Merrick a peur de faire peur : « La peur qu’il a de se voir dans le regard de l’autre.»
Miroir et mauvaise conscience
Ainsi, la thèse de Serge Daney est de vouloir démontrer que plus le film progresse, plus on s’habitue à la monstruosité de John Merrick, vraisemblablement parce que les personnages qui le côtoient se familiarisent aussi avec lui et que, selon l’argument de Serge Daney, Merrick corps monstrueux fonctionne pour cette société bourgeoise comme un miroir. Sans doute Serge Daney songe-t-il à quelque chose comme la mauvaise conscience. Merrick croyait avoir échappé au spectaculaire, mais ce n’est que pour devenir à nouveau un corps exposé, c’est lui la scène théâtrale.
Après avoir été un objet risible, carnavalesque, John Merrick devient le point focal sur lequel vient s’inscrire la pitié : ce film est un excellent exemple pour aborder avec des élèves ce qu’est le registre pathétique !
Le film s’achève sur la réalisation des deux rêves de John Merrick : aller au théâtre et dormir comme homme, couché. Les deux rêves se réalisent le même soir, mais le second lui sera fatal. Comme une sorte d’abandon, voire de suicide, c’est parce qu’il veut dormir normalement qu’il meurt étouffé par sa propre tête, beaucoup trop lourde. Bouc-émissaire de toute une société, John Merrick est un martyr, il témoigne du fond de sa blessure de ce qu’un homme est capable de faire à un autre homme, l’inhumain n’est plus du côté du pathologique, et le monstre n’est plus celui qu’on croit.
Le surnom même de John Merrick, Elephant Man, l’exposant comme un corps hybride à la manière du Quasimodo d’Hugo, dit à lui seul le drame du personnage transformé par le discours de l’autre en objet grotesque (animal, difforme) et sublime (le désir d’être reconnu comme être humain). Elephant man est bien le film d’une supplication, celle d’un homme devenu monstre malgré lui, cherchant une impossible place parmi les siens. Grâce à Lynch, le monstrueux dépasse le spectaculaire et le pathos pour atteindre au sublime.
E.H.
Ressources
- Michel Chion, David Lynch, éd. Les Cahiers du cinéma, 2007 (seconde édition)
- Serge Daney, « Le monstre a peur », Les Cahiers du cinéma, n° 322, avril 1981, p. 23
- Elephant Man, « Transmettre le cinéma » (plusieurs analyses et pistes d’étude pour questionner le film) : https://transmettrelecinema.com/film/elephant-man/
- Elephant Man, de David Lynch : dossiers pédagogiques du CNC (indispensables) : https://www.cnc.fr/cinema/education-a-l-image/lyceens-et-apprentis-au-cinema/dossiers-pedagogiques/dossiers-maitre/elephant-man-de-david-lynch_1724557
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