"Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours", par Alain Corbin
Parler, écrire sur le silence relève évidemment du paradoxe. La meilleure manière de rendre compte de cette absence de bruit (donc de paroles) consisterait à se taire, à ne pas troubler le délicieux vide sonore, quand celui-ci existe.
En observant une telle règle, toutefois, beaucoup de notre vécu ne mériterait pas le commentaire : la saveur d’un met, le plaisir d’une caresse, l’émotion d’un sentiment, la souffrance de la mort.
Mettre des mots sur les choses et les situations pourrait être une manière d’en augmenter le prix. Ce qu’a bien compris l’historien des idées Alain Corbin qui, depuis trois ou quatre décennies, analyse avec bonheur les pratiques sexuelles, les odeurs, les paysages, l’apparence des corps ou la symbolique de l’arbre, et, tout récemment, le mythe de la créature féminine idéale.
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“Les écrivains ont besoin de silence”
Pour parler du silence, il a choisi de s’y prendre avec tact, avec la discrétion qui sied au sujet, se rappelant que « les écrivains ont besoin de silence » (p. 18 – les lecteurs aussi), que certains lieux intimes (le bureau, la chambre) s’accordent au silence (« Toute chambre est comme un vaste secret », écrivait Claudel, cité par l’auteur), de même que certains moments (la nuit, dont Philippe Jaccottet mieux que d’autres a célébré les vertus), que certains êtres vivants s’y complaisent (tel le chat qui « sait habiter le silence qu’il semble symboliser », p. 28), que l’espace naturel peut y inviter (en particulier les désert, la montagne, enneigée ou pas, la mer qui, suggérait Camus, peut représenter « le silence et l’angoisse des eaux primitives »).
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Une philosophie du silence
Une fois définies la réalité du silence et les circonstances qui le favorisent, Alain Corbin, s’appuyant toujours sur des références littéraires et artistiques, jette, à partir de son troisième chapitre, les bases d’une philosophie du silence. Le mystique, le moine, le méditatif le recherchent comme un moyen d’atteindre une transcendance, une extase ou une ascèse.
Une discipline personnelle permet de le maîtriser ou de le préserver ; certaines bruits ou injonctions verbales en annoncent la présence ; les usages de la civilité en exploitent les ressources, y compris dans la vie courante. Il peut relever d’une « tactique » (faire parler l’autre, l’écouter, laisser dire pour agir en tapinois), l’art de se taire étant parfois plus profond que le bavardage inconsidéré.
Il peut – retour au paradoxe – être chargé d’éloquence, dans l’amour par exemple, qu’il contribue à entretenir (« J’entre dans ton amour comme dans une église », écrit Georges Rodenbach) et Corbin cite, à titre d’exemples, L’Astrée, Senancour, Vigny, Hugo ou Mauriac ; mais aussi dans la haine, exprimée parfois par une rumination muette.
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Le tragique du silence
Ce qui conduit l’auteur, en guise de conclusion, à s’interroger sur le « tragique du silence », à commencer par celui de Dieu qui se dissimule dans son empyrée (le fameux Deus absconditus), qui refuse d’offrir sa parole secourable au croyant (fondement de la théologie d’un Pascal qu’effrayait le « silence éternel de ces espaces infinis »), au prophète et même à celui qu’on désigne comme son fils, Jésus, implorant un secours au Mont des Oliviers comme l’ont relaté, poétiquement, Vigny ou Nerval.
À l’image du messie, l’homme, faible mortel, abandonné à son destin, privé du soutien d’un verbe bienveillant, s’avance vers l’abîme : « D’un seul coup la nature interrompra ses cris », prophétisait Leconte de Lisle évoquant, comme l’écrit Corbin « l’anéantissement inéluctable de notre planète et le silence tragique de ses débris » (p. 180). Précieux le silence, certes, mais également angoissant.
Yves Stalloni
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• Alain Corbin, “Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours”, Albin Michel, 2016, 207 p.