Florence Seyvos, Un perdant magnifique :
vivre dans la démesure

Un beau-père mystérieux et toxique accumule toutes les attentions face à un trio de femmes soudé, dont la narratrice, qui l’observe, entre maladie et atypie, au Havre, dans les années 1980.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Un magicien aux tours parfois éventés, une jeune fille qui l’écoute des nuits entières faire et refaire leur vie : c’est le duo au cœur d’Un perdant magnifique, titre en forme d’antithèse. Perdant, Jacques l’est à coup sûr, magnifique, tout autant. Grâce à lui (voire à cause), la famille d’Anna, la narratrice, ne vit pas l’ordinaire : « Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques, la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes. »

Pour beaucoup de parents (et de professeurs), Florence Seyvos est l’auteure de La Tempête, écrit avec Claude Ponti (l’école des loisirs, 1993), ou de Nanouk et moi (l’école des loisirs, 2000) ou encore de Charlotte et Mona (l’école des loisirs, 2014). Également scénariste des films réalisés par Noémie Lvovski (Les Sentiments et Camille redouble), elle écrit des romans. Le Garçon incassable (Éditions de l’Olivier, 2013) n’est pas sans lien avec ce Perdant magnifique paru en janvier dernier. Il était alors question du demi-frère de la narratrice atteint d’une forme d’autisme et de sa ressemblance avec Buster Keaton ; tous deux savaient tomber sans se faire mal : un privilège. Pour aller vite, l’écrivaine a l’art de dresser des portraits d’êtres marginaux ou d’inadaptés à un monde qui vise la rationalité, l’efficacité et la performance.

Jacques est aussi un homme qui tombe, se relève, tombe à nouveau. Il est le beau-père d’Irène et d’Anna, narratrice de ce roman, et quand on le voit la première fois, il est dans une mauvaise période : « Ses yeux s’étaient creusés. Quand il les ouvrait, il avait l’air méchant ; quand il les fermait, il avait l’air d’un mort ». Il est revenu dans la maison du Havre, là où il vit par intermittence avec les deux filles et leur mère. Il n’est que leur beau-père, mais s’arroge bien des droits et ne manque jamais une occasion de leur donner des ordres ou de leur faire des remarques peu amènes. Elles lui résistent de diverses façons : la fuite en est une, la réplique une autre. Elles n’ont pas peur de lui. Elles font bloc. Face à lui, il trouve donc trois femmes : « Et l’étrange sentiment que nous formions un tout, une sorte de Trinité, décidant du sort de Jacques. Il avait beau imprimer sur nos vies le chaos de ses décisions, nous nous sentions, d’une certaine manière, toutes puissantes, et peut-être l’étions-nous. »

Un piano au cas où

L’histoire se déroule dans les années 1980 dont quelques indices rappellent le climat : des tenues vestimentaires, une R5 dans laquelle on s’entasse, une allusion à L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Kundera, mais aussi, tandis que les deux sœurs écoutent de la musique, un outil oublié : « Le disque que nous avions mis était fini et j’entendais dans les enceintes le bruit régulier du saphir qui butait à l’extrémité du dernier sillon. J’étais soudain trop fatiguée pour me relever et aller mettre l’autre face. Le bruit du saphir a pris toute la place dans le silence, jusqu’à devenir insupportable, mais je ne bougeais toujours pas. » Les perceptions et sensations créent l’univers dans lequel baignent les personnages. On entend, on sent ou on voit, avant tout.

Jacques ressemble parfois à un clochard : il transporte ce dont il a besoin dans un sac plastique, une table est sa cabane, et dans les derniers jours de son existence, à Abidjan, sur une autre table s’accumulent des bougies. La narratrice tient le détail d’un des rares amis et témoins de sa mort : « Aujourd’hui, encore, chaque fois que je vois une bougie dans laquelle la mèche a fini par se noyer, chaque fois que je vois une coulée de cire figée sur une table, je pense à Jacques. Cela fait quarante ans que cette image, que je n’ai jamais vue moi-même, me déchire le cœur. »

Il n’empêche, quand il est présent, la tension existe. Les filles ne se sentent jamais aussi tranquilles que quand leur mère rejoint Jacques en Côte d’Ivoire. S’il est dans la maison, le malaise devient plus flagrant quand il les emmène dans un restaurant ou quand une des filles invite l’un de ses camarades de classe. Jacques intervient, commente, deux façons de faire insupportable pour des adolescentes : « Irène et moi, nous nous déplacions au ralenti, comme dans du coton, les bras ballants, nous avions besoin de mollet pour absorber l’électricité qui excitait nos nerfs. »

Mais Jacques, pour difficile, voire pénible, qu’il soit, est aussi un être attachant et d’abord complexe. Il aime ses belles-filles, veut qu’elles réussissent, dans de nombreux domaines : « (…) il fallait qu’il y ait un piano pour le cas où Irène aurait envie de jouer. Pour le cas où, un jour, elle se mettrait à jouer, Bach, Beethoven et Chopin. Il fallait qu’il y ait un piano pour le cas où l’un de mes amis, ou l’un des amis d’Irène, joue du piano. Pour le cas où Irène tomberait amoureuse d’un pianiste. Il fallait qu’il y ait un piano pour que quelqu’un un jour, n’importe qui puisse en jouer ».

Vivre dans le flou

Jacques revient au Havre quand il n’a pas le choix. Sa vie professionnelle se déroule à Abidjan où il fait des affaires. Il n’a là que peu de contacts, sinon un certain Harry Chandhary, qui lui doit de l’argent. La narratrice tentera d’aller récupérer cette dette à Rome. Les choses ne sont pas très claires et les gains sont plus qu’incertains. Jacques est souvent au bord du gouffre, ce qui ne l’empêche pas d’acheter à un antiquaire des meubles de prix pour la maison du Havre.

Son épouse est accablée, ne veut pas toutes ces lampes, tapis et autres bonheurs-du-jour. La femme de l’antiquaire refuse de rendre les chèques à celle qu’elle considère comme « un tas de poussière au bout de son balai ». Jacques n’entre pas dans ces considérations. Il est loin, n’a aucune notion du temps : un mois ou six, c’est juste le temps qu’un chèque soit encaissé. Il vit dans ce flou sans s’inquiéter pour sa famille ou pour lui. Il est diabétique et n’en tient presque aucun compte jusqu’au jour où un accident de santé l’oblige à se soigner. Et encore.

La narratrice écrit cette histoire aujourd’hui. Un perdant magnifique est le tombeau de Jacques : « Quand Jacques est mort, sûrement ai-je éprouvé de la culpabilité. Il est mort quelques mois après ce séjour au Havre et son soliloque dans la voiture. Mais ce n’est pas la culpabilité qui me fait écrire aujourd’hui, je crois. En tout cas pas celle-ci. Plutôt la culpabilité de l’avoir, d’une certaine manière, abandonné, de ne pas lui avoir rendu justice, ou d’être restée du côté de ce qui était raisonnable, tandis qu’il ne vivait, lui que dans la démesure. »Il est bon de saluer les artistes de leur vie.

N. C.

Florence Seyvos, Un perdant magnifique, Éditions de l’Olivier, 144 pages, 19,50 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
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L'École des Lettres - Revue pédagogique, littéraire et culturelle
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