Entre devoir d’inventaire et reconstruction rétrospective : une autre histoire de la Révolution au musée Carnavalet

Loin des poncifs sur la Terreur, le Musée Carnavalet propose une plongée dans l’« An II » de la première République. Une première dans l’histoire des expositions sur la Révolution Française qui renouvèle l’imaginaire culturel associé à cette période.
Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8

Loin des poncifs sur la Terreur, le Musée Carnavalet propose une plongée dans l’« An II » de la première République. Une première dans l’histoire des expositions sur la Révolution Française qui renouvèle l’imaginaire culturel associé à cette période.

Par Martial Poirson, professeur d’histoire culturelle, de littérature et d’études théâtrales à l’université Paris 8

Convoquant un héritage dissonant, interrogeant une reconstruction rétrospective, l’exposition sur la Révolution présentée au musée Carnavalet permet de porter à nouvel examen l’imaginaire culturel associé à la seconde période du processus révolutionnaire. Décapant la légende, elle met en exergue l’ambivalence d’une époque partagée entre euphorie et sidération, sans avoir renoncé à ses idéaux fondateurs.

Visage serein, posture solennelle, la Liberté nous regarde, portant d’une main la pique coiffée d’un bonnet phrygien, de l’autre la nouvelle constitution républicaine, et à ses pieds les chaines, couronnes et pièces d’or de la servitude. Cette allégorie féminine réalisée en 1794 par une femme, Nanine Vallain, offre l’image d’une Révolution apaisée emblématique de toute une tradition de personnages féminins. 

Ils sont voués à incarner, au prix de représentations de genre ambivalentes, les grands idéaux de Raison, de Liberté et de République de la Révolution française. Ironie du sort, cette allégorie est destinée à orner le pourtant très misogyne Club des Jacobins, connu pour ses positions hostiles sur la place au sein de l’espace public de femmes auxquelles est interdit le port de la cocarde, la possibilité de s’armer ou même après 1793 la possibilité d’assister aux assemblées et de participer à la vie des clubs patriotiques.

Choisie comme affiche, cette figure ambivalente donne le ton d’une exposition placée sous le signe de l’apaisement mémoriel : elle fait le choix de la complexité et prend à rebours la légende noire de la séquence révolutionnaire qui s’ouvre le 22 septembre 1793, anniversaire de la première république, et s’achève le 21 septembre 1794, peu après la chute de Robespierre et la réaction thermidorienne. 

Une collection contrastée

Encore trop souvent réduite à une fascination morbide pour la guillotine, rebaptisée « rasoir national » (dont une lame est exposée dans la dernière section) et les luttes fratricides au sein des factions révolutionnaires, cette période de bascule qui fut qualifiée de façon rétrospective de « règne de la Terreur », réduite à la figure d’un Robespierre présenté comme le bourreau sanguinaire d’un gouvernement d’exception, est enfin rendue à l’ambivalence d’un projet de « régénération nationale » tout en contrastes et pétri de contradictions. 

Parisiennes et parisiens vivent dans cette cité nouvelle entre fêtes populaires, cérémonies républicaines et exécutions publiques, grands moments de commotion collective et émeutes meurtrières, cependant que les grands idéaux de 1789 restent à l’ordre du jour, montrant que l’An II est à la fois une année de rupture avec le passé et de remotivation des utopies collectives. Si la capitale est l’épicentre, comme le rappelle une affiche affirmant que « Paris à sauvé la Révolution », l’exposition ne se prive pas d’évoquer les échos lointains d’événements qui se déroulent sur l’ensemble du territoire national, comme la guerre au frontières, accélérant l’industrialisation des forges de Paris, à la faveur de l’économie de guerre et de l’effort d’armement des conscrits. 

Faisant mentir Michelet, affirmant dans sa monumentale Histoire de la Révolution française que « la Révolution a pour monument… le vide », l’exposition accorde toute sa place à l’histoire matérielle des objets les plus quotidiens aussi bien que des œuvres. Avec une mention particulière pour les femmes, comme, par exemple, ce portrait L’Auteur à ses occupations, de la « citoyenne Dumont », Marie-Nicole Vestier, datant de 1793. Un tableau qui représente l’autoportrait de la peintre dans son espace domestique, palette de couleurs en main, près du berceau de son nouveau-né, sous le portrait accroché au mur de son mari.

Au total, pas moins de 250 pièces sont ainsi exposées sur près de 350 m2, allant des peintures et sculptures aux objets ornés et mobilier, en passant par les affiches, papiers-peints bleu-blanc-rouge du Tribunal révolutionnaire, arborant la devise « Soyons unis, nous serons invincibles », marionnettes de soldats ou de cantinières, caricatures pro-révolution de David. Toutes sont censées répondre à la campagne de diffamation de la Révolution orchestrée par la presse royaliste, catholique et étrangère, sans oublier de nombreux avatars mémoriels et muséographiques, ou encore des reliques telles qu’un fragment de mâchoire attribué à Marat ou le fameux portefeuille en cuir de Robespierre au Comité de Salut Public…

L’exposition sait aussi convoquer l’histoire des émotions, des imaginaires et des représentations, rendant sensible une double dynamique à fronts renversés, entre mélancolie et exaltation, émoi et effroi. Un parcours immersif riche en documents audiovisuels et en douches sonores qui s’articule en cinq sections : un nouveau régime, la République ; Paris, la Révolution au quotidien ; justice, de l’ordinaire à l’exception ; prisons et échafauds ; par-delà les on dit. Signalons notamment un enregistrement inédit de L’Hymne des citoyens de couleurs par la citoyenne Lucidor Corbin, sur l’air de la Marseillaise, chanté le 18 février 1794 à Notre-Dame pour célébrer l’abolition de l’esclavage par la Convention nationale le 4 février.

Tableaux en creux

Mettant au premier plan la tentative de mythification spontanée et de construction mémorielle immédiate, l’exposition permet de remettre en perspective cette passion française particulièrement prégnante au sein de l’inconscient collectif. Elle fait toute leur place aux fantasmes entretenus par l’historiographie au moyen d’une caricature anonyme de 1794 le représentant en responsable de l’extinction de l’espèce humaine, sous le titre programmatique de « Robespierre guillotinant le bourreau après avoir fait guillotiner tous les français, ci-git toute la France ». Un raccourci saisissant visant à constituer Robespierre en bouc-émissaire exclusif et responsable en dernier ressort de la violence de la Terreur, et permettant notamment d’innocenter le reste de la classe politique et du régime qui conduira à la réaction thermidorienne et au Directoire.

L’exposition révèle aussi les angles morts de l’histoire : elle souligne les bouleversements longtemps éludés par l’historiographie révolutionnaire tels que de la place des femmes ou sur la présence des populations de couleur au sein de l’espace public. Elle insiste sur les tentatives d’effacement en s’ouvrant sur l’évocation du pilonnage, place de la Bastille, le 5 mai 1793, des feuilles de cuivre d’impression de la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de la première Constitution de la monarchie constitutionnelle de 1791, supplantées par leurs versions républicaines.

Elle décrypte les stratégies de communication, voire de désinformation, comme cette reconstitution fantasmatique de L’Abolition de l’esclavage par la Convention, le 4 février 1794, par Charles Thévenin, présentée comme un moment de liesse populaire où des citoyens de couleur marquent leur reconnaissance envers des députés blancs unanimes, masquant ce qui fut en réalité un débat houleux et un vote particulièrement serré, qui fait écho à la révolte de Saint Domingue et ne fut pas la première abolition puisque certains états américains l’avaient déjà déclarée.

Reconstructions rétrospectives

L’exposition met enfin en lumière les zones d’ombre dans le grand récit national, au moyen d’une véritable expertise des œuvres interrogeant les dessous de l’histoire. L’enquête permet d’identifier une tâche de sang sur un manuscrit, de démentir le fantasme d’une relire d’ouvrage supposée réalisée en peau humaine qui s’avère être du veau, ou de faire apparaître par la réflectographie infrarouge haute résolution les versions primitives de peintures célèbres, d’identifier les repentirs et corrections de tableaux présentant une toute autre intention initiale que celle retenue par la postérité. 

L’exposition fait place à des objets à la signification ambiguë comme une tasse de porcelaine sur laquelle le bonnet phrygien a été grattée, un tableau au certaines figures ont été recouvertes, ou une tête de statue des rois de Judée arrachée à la façade de la cathédrale Notre-Dame et burinée par le « vandalisme » révolutionnaire, mais néanmoins conservée enfouie dans la terre et finalement redécouverte. Ceci vient rappeler que cette période fut à la fois un moment d’effacement et de destruction des emblèmes de l’ordre ancien. L’objectif est de républicaniser l’espace public, d’éveiller une conscience patrimoniale nouvelle et de développer une stratégie de conservation, notamment par les confiscations et réquisitions visant à abonder les nouvelles collections nationales, en particulier à la Bibliothèque nationale.

Création continuée et fiction d’histoire

Les dessins originaux d’artistes tels que Florent Gourazel et Younn Locard, auteurs de la fameuse bande dessinée en plusieurs tomes intitulée Révolution (Actes Sud) offrent une plaisante illustration fictives mais historiquement informée d’événements ou de personnages qui n’ont pas été représentés, cependant que le récit inédit de l’écrivain  Éric Vuillard, expert dans le roman historique, se plait à raconter « La Mort de Robespierre ». 

L’exposition se prolonge dans les rues de la capitale avec le parcours du Paris révolutionnaire qui propose, à l’aide d’une application pour téléphone portable, une évocation in situ de différents lieux de mémoire, permettant notamment de découvrir le dernier arbre de la liberté encore vivant ou les bancs à sphinges du Jardin national, devenu aujourd’hui Jardin des Tuileries…

Curieuse image d’une séquence historique qui garde ce qu’elle détruit et qui détruit ce qu’elle invente, il ressort de cette histoire palimpseste une relecture dépassionnée d’une séquence fondatrice de notre récit national d’une inquiétante modernité. 

M. P.

Paris 1793-1794 : une année révolutionnaire, Musée Carnavalet, 16 octobre 2024-21 février 2025.

Martial Poirson
Martial Poirson