Enseigner les littératures européennes

Alors que 30 % des jeunes disent qu’ils iront voter pour les élections européennes du 9 juin, la construction d’une culture littéraire européenne est à la traîne. Découvrir l’Europe doit passer par la lecture de ses auteurs classiques et contemporains.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

Alors que 30 % des jeunes disent qu’ils iront voter pour les élections européennes du 9 juin, la construction d’une culture littéraire européenne est à la traîne. Découvrir l’Europe doit passer par la lecture de ses auteurs classiques et contemporains.

Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

Seuls 30 % des jeunes de 18 à 24 ans  auraient l’intention de se rendre aux urnes pour les élections européennes du 9 juin prochain, d’après un sondage Ipsos paru le 29 avril. L’Éducation nationale, qui porte d’ordinaire tant d’intérêt aux questions de citoyenneté, et de démocratie, ne mobilise pas pour autant toutes les ressources dont elle dispose pour développer sinon de l’intérêt du moins de la curiosité pour ces élections, les états européens, leur histoire, leur culture et leur destin.

Sur la question de l’Europe, les programmes de lettres ne sont pas à la hauteur et il serait urgent d’introduire des modules de spécialités enseignant les littératures européennes avec pour objectif de travailler à une meilleure connaissance des peuples, à l’apprentissage des différences, et au partage d’idéaux communs à travers des textes de fiction, des œuvres d’auteurs européens majeurs aux renommées encore trop peu passées auprès des publics jeunes, étudiants ou lycéens.

Voir le dossier de L’École des lettres : les écrivains et l’Europe

Il faut prendre acte de l’incapacité de la culture classique et de l’Antiquité, scolairement appelée « humanités », à aider nos élèves à comprendre le monde contemporain et sa genèse. L’enseignement, qui a abandonné il y a cinquante ans le Lagarde et Michard ou l’anthologie de Georges Pompidou, n’est jamais parvenu depuis à redonner la première place à nos grands classiques et à la culture patrimoniale dans les programmes des collèges et lycées.

Si cette crise de la littérature classique peut s’expliquer par les mutations sociétales des dernières décennies, ainsi que par le renouveau des méthodes pédagogiques, on comprend moins pourquoi, à l’heure où une autre histoire de France s’écrit dans le cadre européen, nos orientations éducatives ne prennent pas en compte l’évolution politique et institutionnelle, cet horizon culturel élargi et ces dialogues incessants entre auteurs européens contemporains.

Le XXe siècle a été le siècle de la traduction : jamais autant d’auteurs étrangers n’ont été lus en France. Les couches sociales supérieures n’ont pas attendu la mondialisation pour lire non seulement les grands romanciers américains mais aussi les grands européens, comme Milan Kundera, Günter Grass, Andreï Biely, Italo Svevo, Camillo José Cela, Oran Pamuk, Olga Tokarczuk, et bien d’autres. Ils et elles sont si nombreux que les rares anthologies qui relèvent le défi (voir par exemple la table des matières des Lettres européennes, parues aux éditions du CNRS en 2021) ont bien du mal à arrêter leurs sélections et à hiérarchiser les thématiques.

L’un des meilleurs ouvrages récents pour sensibiliser à cette vitalité des littératures européennes est Le Grand Tour. Autoportrait de l’Europe par ses écrivains d’Olivier Guez (Grasset, 2022). Celui-ci a demandé à vingt-sept auteurs des vingt-sept états membres de l’Union européenne d’écrire un texte chacun sur un lieu d’histoire nationale et européenne. Le résultat est un magnifique témoignage collectif de la diversité et de l’unité qui rassemblent les Européens, lesquels, après la Seconde guerre mondiale, reconstruisirent une histoire commune par-delà les fractures laissées par ce conflit dévastateur.

« Ce livre se veut une petite pierre apportée à l’édifice européen pour le consolider et éviter qu’il ne s’écroule. », explique Olivier Guez.

En 2005, le romancier tchèque Milan Kundera écrivait : « L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel ».

L’humanisme a été européen, les Lumières aussi

Changer notre regard sur notre enseignement de l’histoire littéraire n’est pas commettre un crime de lèse-majesté : chaque époque a réévalué ses classiques et a reconsidéré ses hiérarchies. Preuve de ces choix sans aucun respect du temps ni des productions : le grand oubli du Moyen-Âge, dont les cinq siècles (XI °- XV ° siècle) et leur abondante littérature épique, poétique, narrative, morale et philosophique, sont réduits à quelques clichés sur la chevalerie et la courtoisie, et une ou deux fiches mémo pour 400 ans de culture chrétienne et féodale.

L’humanisme a été européen, le baroque également, les Lumières aussi, tout comme le romantisme ou le réalisme : enseigner la littérature européenne d’aujourd’hui consisterait à poursuivre une attention ininterrompue à la circulation historique des idées et des sensibilités européennes qui traversèrent les âges.

L’éducation et la culture ne sont guère au centre des préoccupations des candidats aux prochaines élections. Un vaste chantier avait pourtant été imaginé dès 2008 à la suite d’un important rapport remis au Sénat par M. Guy Fontaine sur la littérature européenne. Ce rapport ne fut jamais suivi d’effets malgré ses constats, ses vœux et ses engagements. 

« Les livres pour jeunes enfants sont beaucoup traduits, les adultes ont largement accès aux œuvres traduites, il apparaît donc que les collégiens et les lycéens sont les seuls à ne pas lire de littérature étrangère traduite », remarquait, par exemple, Laure Pécher, éditrice et fondatrice de la collection Les Classiques du Monde aux éditions Zoé.

« Dans tous les pays de ce vieux continent, qui a derrière lui une histoire si longue et si sanglante, mais qui a aussi produit tant des plus belles œuvres littéraires du monde, nous pourrions mettre à la disposition des autres Européens les grandes œuvres qui forment notre héritage commun, suggérait notamment Vaira Vïke-Freiberga, femme de lettres et ancienne Présidente de la République de Lettonie. Pour ce faire, nous avons besoin de sympathie, de solidarité – et de fonds disponibles ! C’est pour nous un devoir, si nous nous voyons comme les habitants d’un continent de paix, de démocratie, de tolérance, d’acceptation mutuelle, d’interactions humaines. »

Aujourd’hui, en 2024, une heureuse coïncidence fait se télescoper projet européen et projet de réforme des programmes scolaires. Il est temps de repenser la visibilité de l’héritage classique issu de l’Antiquité, ainsi que celle de l’héritage contemporain issu des échanges modernes. Se former, c’est se retourner vers son passé mais c’est aussi regarder autour de soi : la culture remonte le temps mais aussi explore l’espace. Les enfants du XXI°siècle sont les héritiers du XX°siècle, plus que de tous les siècles classiques réunis. 

C’est une chose d’avoir inventé le programme Erasmus et le Parlement européens des jeunes, mais sensibiliser les jeunes à la culture européenne doit passer par la lecture d’auteurs européens passeurs de l’âme des peuples européens.

P. C.

Ressources : 

Frédéric Palierne, « Qu’est-ce qu’un écrivain européen ? », L’École des lettres, 16 mai 2019.

Guy Fontaine, Lettres européennes, CNRS éditions, 2007.

Olivier Guez, Le Grand Tour, éditions Grasset, 2022.

Pascal Caglar
Pascal Caglar