En attendant la réforme des programmes…

En attendant la réforme des programmesOn s’inquiète souvent des raisons des jeunes à rejeter les métiers de l’enseignement, on se soucie moins de celles pour lesquelles les plus âgés quittent ce métier sans regrets ni états d’âme. Il serait pourtant intéressant de savoir tout ce qui a découragé, fatigué, usé des gens qui ont passé près de quarante ans devant des classes.
Si les retraités avaient encore envie de parler de leur métier, ils vous diraient que l’une des causes de leur épuisement tient à cette valse des programmes qu’ils auront subie si souvent au cours de leur carrière, au point que chacun d’eux aura connu plus d’instructions que d’inspections, plus d’instabilité qu’un nécessaire équilibre pour exercer leur métier.

Des programmes en constante évolution dans le secondaire,
singulièrement stables dans les classes préparatoires

C’est une singularité bien digne d’être relevée que de noter qu’un professeur de français partant en retraite aujourd’hui ne retrouve rien dans les programmes en vigueur aujourd’hui de ce qu’il avait étudié à l’âge de passer le bac : les listes du baccalauréat ont changé du tout au tout, les manuels se sont métamorphosés, les textes d’accompagnement sont devenus une littérature à part entière.
Et quoi, dira-t-on, n’est-ce pas normal que tout évolue, la pédagogie, l’état du savoir, le sens même de la culture ? Sans doute, mais alors il est troublant de voir que dans le même temps, tandis que les programmes des classes du secondaire connaissaient réforme sur réforme, les programmes des classes préparatoire et notamment celles de khâgne, ne variaient que dans des marges infimes et que le professeur préparant aujourd’hui à la rue d’Ulm retrouve le même programme qu’il y a vingt ou trente ans : la littérature s’étudie toujours de la même manière. C’est une chose non seulement possible mais factuelle.

L’influence de la « pensée systémique »
sur les programmes du secondaire

Pourquoi ce clivage, d’un côté des évolutions, de l’autre de la stabilité ? Ce qui frappe du côté des programmes du secondaire c’est l’intégration de la pensée de la complexité dans leur élaboration. L’idéologie de la complexité, issue de la culture scientifique du XXe siècle, vulgarisée avec talent par Edgar Morin, conduit à reconnaître comme une vérité incontestable que tout est lié (« Nous avons trop bien appris à séparer il faut apprendre à relier »), que tout fait système (le « vivant », l’écologie, les organisations sociales), que le dialogue, les interactions, l’interdisciplinarité sont le défi de toute pensée authentique.
Cette vérité s’est insinuée peu à peu dans les élites du monde de l’éducation et est devenue en quelques décennies à la fois méthode et finalité assignées à l’enseignement du français. À l’inverse, du côté des classes préparatoires littéraires, l’indexation des programmes de khâgne sur l’enseignement supérieur maintenait la stabilité des cours, puisque l’université fonctionnant par spécialités poussait à la distinction et à la segmentation, notamment chronologique et disciplinaire (littérature enseignée siècle par siècle, littérature comparée, grammaire, linguistique, langues anciennes).
La même analyse conviendrait aussi aux classes préparatoires scientifiques et commerciales nettement plus stables et cloisonnées dans leurs programmes, leurs exercices et leurs finalités, affichant clairement leur objectif de connaissance, accroître les connaissances des futurs cadres ou ingénieurs avant tout autre objectif.

Un décalage croissant entre ce qui est visé
et ce qui est accessible

Interpréter la dérive progressive des programmes du secondaire comme un effet de l’influence de la pensée systémique n’est qu’une hypothèse, mais celle-ci permet de rendre compte du fossé existant entre les programmes des années 70 et ceux d’aujourd’hui. La pensée complexe en milieu scolaire peut, a pu, insensiblement tourner à la confusion, l’indistinction, l’étouffement, la surcharge.
Un enseignement du français, langue et littérature, peut, dans une perspective didactique, renoncer à un peu de vérité scientifique mais retrouver en contrepartie l’efficacité des séparations et des priorités, le bonheur, peut-être illusoire mais bonheur quand même, de la simplicité.
Il n’y a pas de nostalgie dans les propos de beaucoup de professeurs en âge de la retraite, mais le sentiment d’un décalage croissant entre ce qui est visé et ce qui est accessible, entre ce qui est brillant sur le papier et ce qui est clair dans l’esprit de l’élève.
Puissent les artisans de la prochaine réforme des programmes réfléchir sur les raisons qui ont conduit tant d’enseignants à cette forme de désamour pour une matière qui pourtant, il y a quarante ans, les déterminaient à découvrir leur vocation.

Pascal Caglar

 
• Edgar Morin, « Introduction à la pensée complexe », Éditions du Seuil, 2005, rééd. 2014.
• Voir également :sur ce site : Le temps de l' »école  primaire à tout faire », par Antony Soron.

Pascal Caglar
Pascal Caglar

Un commentaire

  1. Hypothèse intéressante (celle de la pensée systémique) mais le découragement vient aussi d’une dégradation certaine des conditions de travail, d’une suspicion constante qui pèse sur les professeurs contestés soit par les élèves, soit par les parents, soit par leurs hiérarchies pour manque ou excès d’autorité, pour leurs choix pédagogiques ou le contenu de leurs cours, pour leur tenue (ou absence de tenue) du cahier de texte en ligne, pour ne pas savoir prendre en compte les besoins particuliers des élèves ou perdre trop de temps à prendre en compte les besoins particuliers… Ce métier m’a passionné et me passionne toujours mais, honnêtement, je plains les collègues qui commencent aujourd’hui et j’aimerais en suivant la logique de vos propos qu’on se recentre sur l’essentiel : la transmission de connaissances – et le bonheur qui l’accompagne.

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