Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIe siècle,
de Pascal Clerc :
l’école sanctuaire, un projet illusoire

Professeur des universités, le géographe prend à rebours la tentation sécuritaire de l’école en mettant en perspective ses espaces et ses seuils : portail, grilles et murs, couloirs et fenêtres. Il montre aussi comment la sanctuarisation de l'école peut conditionner la pédagogie.
Par Antony Soron, Maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, INSPE Paris Sorbonne-Université

Professeur des universités, le géographe prend à rebours la tentation sécuritaire de l’école en mettant en perspective ses espaces et ses seuils : portail, grilles et murs, couloirs et fenêtres mais aussi téléphones portables et réseaux sociaux. Il montre aussi comment la sanctuarisation de l’école peut conditionner la pédagogie.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspe Paris Sorbonne-Université. 

Une école fermée et sécurisée serait absolument nécessaire. C’est la doxa partagée par le plus grand nombre et contre laquelle le géographe Pascal Clerc, spécialiste des espaces scolaires, construit son essai Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIe siècle*. Pour nuancer cette vision des choses, il rappelle qu’au départ, l’école était intégrée dans un espace spécifique, comme inscrite « physiquement dans un environnement »Toutefois, la volonté de sanctuariser l’école n’a cessé de se renforcer sous la pression de l’émotion collective suscitée par des faits divers successifs, comme le meurtre de l’enseignante Agnès Lassalle, tuée dans sa classe, mais aussi des attaques terroristes dont celles ayant frappé les enseignants Samuel Paty en 2020 et Dominique Bernard en 2023[IM1] [LS2] . 

Le système scolaire français se serait opacifié, pratiquant par principe et par usage une forme d’exclusion du dehors, autrement dit de ce qui n’est pas entre les murs du sanctuaire. Ce qui revient, comme s’y applique le chercheur, à caractériser le « lycée fermé » comme le modèle opposé de l’après-Mai 68 : « Personne ne gardait les entrées, il n’y avait ni sas ni tourniquet et nul besoin de présenter un quelconque passeport pour y pénétrer. » (p. 59)

Les espaces qui isolent

Dans une préface à cet essai, Philippe Meirieu pointe la singularité du propos du géographe. Selon le pédagogue, Pascal Clerc tendrait à démontrer combien le questionnement sur les espaces scolaires conditionne la réflexion éducative et pédagogique. « À lire la littérature pédagogique, je constate que la dimension spatiale y est certes souvent abordée, mais de manière métaphorique », mentionne le chercheur en préambule.

Méthodologiquement, il procède à l’analyse des espaces scolaires d’une part en visitant des établissements hexagonaux, et d’autre part en s’appuyant sur ses « travaux de terrain effectués entre octobre 2018 et avril 2019 » (55) dans l’école Amorim Lima de São Polo au Brésil. 

« Au Brésil comme en France, j’ai l’habitude de montrer patte blanche professionnelle quand je viens dans un établissement scolaire […] Mais ici personne ne me demande quoi que ce soit. […] C’est par cet étonnement, avec cette porte ouverte, que je prends pour la première fois contact avec l’école […]. Je suis ici pour étudier les espaces d’apprentissage innovants. […] Plus que la surprise de cette ouverture, c’est sa signification qui m’interrogeait. Dès notre première rencontre, Ana Elisa Siqueira qui dirige Amorim Lima depuis 1996 m’avait dit l’importance vitale de ne pas couper symboliquement ou avec des dispositifs de fermeture, le lien entre l’établissement solaire et son environnement. » (p. 57). 

L’essai de Pascal Clerc, s’il est indexé sur sa spécialité universitaire, ne s’en autorise pas moins à croiser d’autres disciplines dont l’histoire et la sociologie de l’éducation mais aussi la philosophie. Cela le conduit à poser comme hypothèse, en s’inspirant de Michel Foucault, que, depuis le XIXe siècle, l’école serait « porteuse d’une pensée de la surveillance et de la séparation » (p. 14). Tout relèverait désormais du contrôle selon lui, de l’identité au comportement en passant par la tenue vestimentaire. 

Concernant cette dernière obligation, Philippe Clerc s’intéresse notamment aux débats sur le foulard depuis octobre 1989 qui tendent concrètement à opposer des espaces aux règles opposées. Le chercheur reprend le propos d’Agnès De Féo dans une tribune du Monde datée du 3 septembre 2023 et constate « l’effet boomerang des lois coercitives qui n’ont fait que décupler l’expression visible de l’islam dans la société, au lieu de l’effacer » (p. 35).

L’illusion du protectionnisme scolaire

Contre la convergence des discours et « une forme de résignation partagée » (p. 65), le géographe dresse le constat que la sécurisation à outrance de l’école ne relève que d’une « protection illusoire » (p. 73). L’exécution du professeur Samuel Paty (pp.73-75) ne faisant que le confirmer tragiquement puisque s’étant déroulée à l’extérieur de son établissement scolaire. 

De façon plus générale, le géographe souligne le paradoxe entre la volonté de sanctuarisation d’un espace réel (l’école) et le relâchement du contrôle de l’espace virtuel (la toile). Ici encore, l’interrogation porte sur les frontières qui délimitent les espaces scolaires et sociaux, voire sur l’opacité entre les deux. Ainsi, la question de l’interdiction du portable est concomitante d’une vision de l’espace scolaire. Quelle part l’école doit-elle garder de ce qui vient de l’extérieur ? Doit-elle s’imposer comme un monde à part ? 

À lire Pascal Clerc, ce serait comme si, en définitive, on en revenait constamment à la dialectique du « dehors » et du « dedans » qui structurerait toute la politique éducative française déterminée depuis la Révolution française et renforcée avec les lois Ferry. 

La promotion de l’école ouverte

Le géographe s’est entretenu avec différents types de personnels, professeurs, CPE, principaux. Ces échanges tendent à renforcer l’idée que le modèle du lycée fermé n’a pas été systématiquement la norme en France comme en atteste par exemple le cas de l’établissement ouvert de Challans où l’on retrouve l’esprit de la « comunidade » expérimenté au Brésil : « […] il s’agit de faciliter les circulations entre l’école et le quartier dans lequel elle est intégrée. » (p. 79). On trouve donc des exceptions qui infirment la règle générale et qui tendent à justifier le recours à des démarches expérimentales. Ce séjour au Brésil répond à une volonté de chercher d’autres modèles ailleurs. Les exemples permettent d’enrichir le questionnement sans en rester au cas français.

Adoptant un point de vue historique, le chercheur remonte à la fin du dix-neuvième siècle, où la construction des maisons d’école répondait concrètement à une « logique séparative » (p. 92). Cette expression signifiant que l’extérieur était alors considéré comme un espace sinon barbare au moins étranger au « vase clos » de l’école où domine une visée transmissive et disciplinaire des enseignements. Ce qui n’était pas sans incidence sur la pédagogie mise en œuvre : l’essentiel des apprentissages passant par l’écrit tandis que l’approche empirique du monde reste secondaire. Principe, rappelle Pascal Clerc, contre lequel s’élèvera Célestin Freinet, inspiré par L’Emile de Rousseau (1762) :

« Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous allez lui chercher des globes, des sphères, des cartes […] Pourquoi toutes ces représentations ? Que ne commencez-vous pas par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez ? […] » (p. 158). 

L’idée ici confortée reste que l’école française repose sur des logiques « républicaines » d’assimilation et d’homogénéisation, où le « local » (régional) a été relégué au profit d’un modèle centralisé censé devenir partout la norme. 

Pascal Clerc (par ailleurs auteur de l’article universitaire, « Pour une épistémologie des controverses en géographie » (2020)) fonde son essai sur des recherches rigoureuses. Comme l’indique la question choisie comme titre de l’ouvrage, « Émanciper ou contrôler ? », il cherche à éclairer puis à faire réagir ses lecteurs. D’où l’intérêt d’en conseiller la lecture notamment aux candidats aux concours d’enseignement (Professorat des écoles, PLP, Capes), en vue de « l’épreuve d’entretien » (deuxième épreuve d’admission). En effet, en plus d’être synthétique, Pascal Clerc s’appuie sur des exemples concrets tout en s’autorisant une remise en perspective des plus instructives. 

A.S.

*Pascal ClercÉmanciper ou contrôler ? – Les élèves et l’école au XXIe siècle, Ed. Autrement, coll. Haut et fort, 2024. 

Entretien avec Pascal Clerc : L’École « resserrement des espaces et des esprits » ?, Café pédagogique, 13 septembre 2024.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
Antony Soron