Écrire une nouvelle (III). Comment trouver une chute ?
Une nouvelle est un texte court. Le pari de l’auteur : en quelques pages, créer un monde, avec sa logique interne et sa nécessité. D’où l’importance extrême du dénouement, qui prend ici le nom de « chute ».
Qu’est-ce qu’un « dénouement » ? Une fin qui « dénoue » les nœuds tissés par l’auteur. Or, pas de nœud, ni donc de dénouement, sans un certain nombre de fils, d’une longueur suffisante pour permettre d’abord de les entremêler, puis de les démêler. Feuilleton, saga, roman… Le dénouement vient clore des histoires longues, touffues, dans lesquelles s’entrecroisent des destins.
Rien de tel dans une nouvelle, dont la fin vous « tombe » dessus. On ne s’attend pas à une « chute » : elle surprend, par définition. Mais, passée la surprise, l’évidence s’impose : la « gravité » du texte rendait cette chute inéluctable. Et l’on tire son chapeau à l’auteur d’avoir si bien su nous étonner en poussant simplement à son terme la logique de son histoire.
.La chute : un des critères d’une nouvelle réussie
Parmi les nouvelles primées depuis la création du concours “Nouvelles avancées”, beaucoup se sont démarquées par l’ingéniosité de leur chute, qui faisait a posteriori oublier quelques maladresses. D’autres, en revanche, joliment écrites et menées, ont finalement échoué près du but faute d’une chute convaincante – traduisez : à la fois surprenante et inéluctable. Fin en queue de poisson (l’histoire ne finit pas vraiment) ; fin plaquée ou parachutée, « tombée on ne sait d’où », sans nécessité narrative.
Trouver une idée de nouvelle, serait-ce d’abord trouver une idée de chute ?
« À vous d’imaginer la chute ! »
Pour réfléchir à la logique narrative d’un texte et entraîner votre imagination, un exercice très simple consiste à donner à lire à votre classe une nouvelle dont vous aurez supprimé la fin, et à poser cette question : « Si vous étiez l’auteur, comment auriez-vous terminé ce texte ? À vous de jouer ! »
Nous vous proposons ici quelques résumés de nouvelles primées dans les précédentes éditions du concours. Certaines ont déjà été citées dans d’autres fiches pratiques. Toutes sont disponibles dans les recueils publiés aux Presses de l’ENSTA. Nous vous en livrons deux in extenso.
I. La Nuisible
Premier prix Grand Public
« Eaux d’ici, eaux de la : 2012, l’Odyssée de l’eau »
Acculé par la misère, un pêcheur breton, père de famille nombreuse, profite d’une nuit de tempête pour provoquer le naufrage d’un navire en allumant un feu sur la falaise, dans l’intention de piller l’épave le lendemain matin.
• Époque : XVIIIe ou XIXe siècle (marine à voile).
• Durée du récit : une nuit
• Héros : le vieux pêcheur, écartelé entre son désir de sortir de la misère et ses scrupules moraux.
Chute : Le lendemain matin, le vieux pêcheur descend sur la grève pour piller l’épave. Il y trouve le cadavre d’un jeune homme, et reconnaît son fils aîné.
NB : ce fils, dont le pêcheur était si fier, a été évoqué plus haut, incidemment, dans la nouvelle. Son père le croyait embarqué bien loin : comment eût-il imaginé que le navire qui s’approchait, et dont il a provoqué le naufrage, était le sien ?
II. Le poids d’une goutte d’eau
Premier prix Étudiants scientifiques
« Eaux d’ici, eaux de la : 2012, l’Odyssée de l’eau »
Pour sauver son village privé de son accès à l’eau, un jeune père de famille palestinien entre en zone interdite afin de réparer la canalisation bricolée clandestinement par les siens.
Parallèlement (récit alterné), un jeune diplomate israélien attend avec confiance la ratification de l’accord de paix qui doit conclure une série de longues négociations.
• Époque : actuelle.
• Durée du récit : quelques heures, à l’aube.
• Héros : le père de famille, conscient de risquer sa vie mais animé par sa soif de justice et sa révolte contre l’occupant.
Chute : En apprenant la nouvelle de la mort d’un jeune père de famille palestinien, le jeune Israélien comprend que l’accord ne sera pas signé et que la guerre va continuer. Pour quelques gouttes d’eau… Comme il se rend sur le lieu des négociations, une goutte de sueur perle à son front, hésitant à tomber.
III. Mine de rien
Premier prix Étudiants scientifiques
« Un clic, un bug, un imprévu… et tout bascule ! »
Comme tous les matins, M. Lacause se rend à son travail en voiture. Comme tous les matins, il mange au volant une barre chocolatée, dont il jette le papier d’emballage par la vitre ouverte. Puis se déroule sa journée de bureau, monotone et routinière.
Parallèlement (récit alterné), le lecteur suit l’odyssée du papier d’emballage, lequel provoquera par enchaînement un accident de la route, avec pour résultat l’empoisonnement des eaux de toute la région.
• Époque : actuelle.
• Durée du récit : 24 h.
• Héros : M. Lacause, anti-héros parfait, dont la vie se résume à une morne routine.
Chute : Le lendemain matin, en se rendant à son travail en voiture, M. Lacause entend la nouvelle aux informations : une pollution d’origine inconnue décime la faune et la flore de la région. Troublé, il allume une cigarette, dont il jette le mégot incandescent par la vitre ouverte.
InterCom T
Deuxième prix Étudiants scientifiques
« Un clic, un bug, un imprévu… et tout bascule ! »
Un futur indéterminé. Tous les humains sont connectés à un réseau informatique qui enregistre leurs faits et gestes. S’ils respectent le règlement et la loi, ils gagnent des points. En cas d’infraction, ils en perdent. Leur situation professionnelle, leur niveau de vie et même leur droit à exister sont conditionnés par leur nombre de points.
Comme tous les matins, le narrateur se lève pour aller à son travail. Mais en cours de journée, il s’aperçoit avec horreur qu’il est victime d’un bug : le système de comptage s’est inversé pour lui. Ses bonnes actions lui coûtent désormais des points, ses erreurs et ses infractions lui en donnent…
• Époque : un futur indéterminé.
• Durée du récit : 24h.
• Héros : un individu irréprochable, bien intégré dans ce système monstrueux qu’il approuve sans réserve.
Chute : Le lendemain matin, affolé, le héros accumule les infractions pour compenser sa perte de points. Alors qu’il vient d’assassiner un pompiste, il reçoit un message sur son navigateur de bord : le bug est réparé. Tout est rentré dans l’ordre.
La balle n’est pas arrivée, mais Bob Dylan est mort
Deuxième prix Grand Public
« Hors-la-loi : quand la pomme ne tombe plus »
Lors d’une mission en Afghanistan, le militaire Lionel Fabre échappe miraculeusement à la balle d’un sniper qui arrive droit sur lui, en se remémorant le jour où il découvrit le paradoxe de Zénon d’Elée. Dix ans plus tard, en vacances en Crète, il n’a pas oublié cet épisode étrange qui lui donne l’impression d’être indûment vivant…
• Époque : actuelle.
• Durée du récit : quelques secondes ; puis quelques minutes, dix ans plus tard.
• Héros : un militaire décalé et nostalgique
Chute : Alors qu’il se baigne dans une crique en repensant au passé, Fabre décide de nager jusqu’à une île située au large pour mettre de nouveau à l’épreuve le paradoxe de Zénon d’Elée.
L’art de la chute :
quelques observations sur les nouvelles lauréates
Variations sur l’incipit
L’auteur boucle son texte sur lui-même en bâtissant sa fin en écho avec l’incipit.
Nouvelle 3 : La fin reprend presque mot pour mot l’incipit. Façon de signifier que pour le héros, rien n’a changé : la routine se reproduit, jusque dans le geste négligent qui pollue. Mais entre-temps, une catastrophe a eu lieu, par sa faute – à son insu.
Nouvelle 5 : Un détail (la vue lointaine d’une île) fait resurgir dans l’esprit du héros le souvenir de la situation initiale, restée en suspens. A sa façon, en différé, le héros va réécrire sa fin.
Le retour à l’ordre
Après la rupture de normalité qui a fait l’objet de l’histoire, l’auteur rétablit l’ordre initial.
Nouvelle 4 : La chute, censée marquer le retour à la normale et apporter du soulagement, signe ironiquement l’arrêt de mort du héros.
Le détail qui tue…
Pour dénouer l’intrigue, l’auteur se sert d’une information, apparemment anodine, qu’il avait glissée dans le corps de son texte.
Nouvelle 1 : le suspense porte sur le conflit intérieur du pêcheur. Une fois sa décision prise et l’acte criminel commis, l’histoire est a priori terminée. La chute n’est pas seulement inattendue : elle inverse le sens de l’acte. Croyant sortir sa famille de la misère par son forfait, le pêcheur l’a au contraire plongée dans le malheur.
Le détail symbolique
Un petit détail, dépourvu de fonction dramatique, donne tout son sens à la chute et à l’histoire.
Nouvelle 2 : La fin de l’histoire n’est pas à proprement parler surprenante. Le jeune Palestinien est tué : d’emblée, ce dénouement était envisageable. Mais la chute se loge dans la goutte de sueur qui perle au front du diplomate israélien, jumelle de la goutte d’eau évoquée au début du texte, elle-même rappel de l’origine du drame : la privation d’eau dont sont victimes les Palestiniens.
Laurence Decréau
• Télécharger la nouvelle : Mine de rien.
• Télécharger la nouvelle : InterComT.
• Écrire une nouvelle : comment n’être ni trop court ni trop long?, par Laurence Decréau.
• Écrire une nouvelle : par où commencer? par Laurence Decréau.
• Exploration d’une nouvelle : “Le Horla”, de Guy de Maupassant.
• Toutes les nouvelles de Balzac passées au crible dans les Archives de l’École des lettres.
• « D’étranges visiteurs ». Étudier la narration et le point de vue avec des nouvelles de science-fiction.
• « Robots et Chaos » – définir le genre de la science-fiction à travers un recueil de nouvelles .
• « Double assassinat dans la rue Morgue et autres histoires extraordinaires », d’Edgar Allan Poe. Folie de la raison et raison de la folie.
• Se préparer à l’écriture d’une nouvelle.
Bonjour,
Merci pour cet article intéressant.
Pourriez-vous, si c’est possible, m’indiquez où l’on peut télécharger la nouvelle “La nuisible” ?
Ma fille de 13 ans doit faire l’analyse d’une nouvelle, et il me semble que dans cette nouvelle tout y est !
Merci pour votre retour.
Merci pour cet article, fort intéressant, il m’a donné très envie de lire les nouvelles dont vous avez parlé.
Merci encore
Merci, analyse très intéressante
La partie “art de la chute” est très intéressante.
Je me permets quelques exemples pour les diverses rubriques.
– Variation sur l’incipit : la nouvelle “tempus edax rerum” dans le recueil “Ab origine fidelis” de J. Lasseaux fonctionne ainsi. Les mêmes paroles sont prononcées au début et à la fin mais on les interprète différemment une fois qu’on connaît toute la situation (on peut la lire ici en cliquant sur “feuilleter” : https://www.amazon.fr/AB-ORIGINE-FIDELIS-autres-futerristes-ebook/dp/B07JL1TC98). Plusieurs de ses nouvelles fonctionnent sur ce modèle.
– Le retour à l’ordre : la nouvelle “La mer et les petits poissons” de T. Pratchett où l’autorité de Mémé est rétablie après avoir été contestée. (le recueil est ici : https://www.amazon.fr/annales-Disque-Monde-Nouvelles-disque-monde/dp/2841725596/ref=sr_1_7?s=amazon-devices&ie=UTF8&qid=1545741086&sr=8-7&keywords=nouvelles+pratchett)
Le détail qui tue : “Cycle de survie” de R. Matheson où prêter attention aux description physiques et aux noms des personnages est une clé pour comprendre la fin. (Malheureusement il est devenu difficile de la trouver).