« Du bled à la tranchée » :
plaidoyer pour une histoire inclusive

Premier grand succès en salle de 2023, Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, a suscité une polémique à sa sortie quand son acteur principal, Omar Sy, a déclaré que les Français se sentaient plus concernés par la guerre en Ukraine que par les conflits en Afrique. C’est l’occasion de revenir sur un chapitre trop peu connu de notre histoire commune.
Par Jean-Riad Kechaou, professeur d'histoire-géographie

Plus d’1,2 million de personnes sont allés voir le film Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, sorti en salles le 4 janvier dernier. Un succès pour ce film historique qui évoque un sujet méconnu : la participation de milliers de soldats africains au premier conflit mondial. Néanmoins, sa sortie a été accompagnée d’une polémique : son acteur principal, Omar Sy, ayant déclaré au journal Le Parisien que les Français se sentaient plus concernés par la guerre en Ukraine que par les combats qui font rage sur le continent africain. Les réactions outrées qui en ont découlé sont révélatrices des difficultés à construire une histoire commune incluant toutes les mémoires.

Après dix-huit ans d’enseignement de l’histoire dans un quartier populaire et cosmopolite, je suis convaincu qu’on ne peut évoquer l’histoire de France et transmettre cet héritage commun en ignorant celle des ancêtres d’une partie de nos élèves issus de l’immigration : histoire des civilisations africaines et asiatiques, esclavage, colonisation, guerre d’indépendance, participation aux guerres mondiales.

Sous prétexte que certains passages de notre histoire pourraient ternir un supposé roman national, il ne faudrait pas s’attarder sur certains faits historiques ? Notre mission est pourtant à l’opposé : il s’agit de faire comprendre à nos élèves que notre République est l’aboutissement d’une histoire complexe, ce qui contribue au développement de l’esprit critique de ses futurs citoyens.

Abandon de l’étude d’une civilisation africaine au collège

Je regrette ainsi l’abandon, en 2016, de l’histoire d’une civilisation africaine en classe de cinquième. Ce chapitre, intitulé « Regards sur l’Afrique », nous permettait de découvrir une civilisation africaine débarrassée d’une vision européo-centrée, comme c’est le cas aujourd’hui : découverte du continent par les Européens, esclavage, traite atlantique, colonisation puis décolonisation, géographie de l’Afrique avec la mondialisation subie et tous les problèmes de développement. On y apprenait l’histoire de l’Afrique avec ses légendes, ses modes de vie, ses artisanats et ses échanges avec les autres civilisations.

Je me souviens encore du plaisir à observer la fierté de mes élèves originaires d’Afrique de l’Ouest quand j’évoquais l’épopée de Soundiata Keïta, le premier empereur malien, et l’intérêt de leurs camarades pour cette figure historique. Le Mansa (roi des rois) serait en effet à l’origine de la charte du Mandingue (1236) abolissant l’esclavage très pratiqué dans cette région. Cette charte orale, qui stipule que les hommes naissent libres et égaux, a été mise par écrit par le chercheur du CNRS Youssouf Tata Cissé, ethnologue et historien malien, et classée au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco.

Pendant sept années, nous avons étudié une histoire africaine pour elle-même, et il était appréciable de faire réaliser aux élèves que l’Afrique subsaharienne n’était pas un territoire dépourvu d’histoire avant l’arrivée des Européens et des Arabes.

Partie intégrante de l’histoire de France

Au cours de la Première Guerre mondiale, l’armée française a recours aux forces des colonies pour l’aider à résoudre une crise d’effectifs. 550 000 soldats « indigènes » sont ainsi amenés à fouler le sol de la métropole. Par extension, on appelle « tirailleur sénégalais » tous les soldats d’Afrique noire, même s’ils venaient d’autres pays que du Sénégal. On en compte 164 000.

Pour quelles raisons ne faudrait-il pas évoquer en classe la participation de soldats des colonies aux combats menés par l’armée française ? Par peur de rappeler la manière dont ils ont été enrôlés, les discriminations dont ils ont été victimes ou la non-reconnaissance de leur engagement avec le non-paiement des pensions militaires et le refus de leur accorder la citoyenneté française après la guerre ?

Le film Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, fiction historique sortie en salles le 4 janvier, joue plutôt la carte de l’apaisement en abordant ce chapitre. Excepté l’enrôlement de force dans l’armée de Bakari (personnage joué par Omar Sy) et de son fils Thierno (interprété par Alassane Diong), il met en scène très peu de discriminations au sein de l’armée française.

Le lieutenant du régiment dans lequel officient les deux soldats sénégalais les traite avec respect, même si on devine qu’il a l’intention d’en faire ainsi des soldats dévoués à sa cause. Le choix de faire parler les acteurs dans leur langue, le peul (la langue des bergers de l’ouest africain) est également judicieux car le spectateur appréhende mieux le déracinement qu’ils ont vécu. Et ce, notamment dans la scène où Bakari cherche désespérément un tirailleur parlant peul pour pouvoir comprendre l’organisation du campement.

Il est en effet intéressant d’observer les différences de dialecte (peul, bambara, wolof), voire les rivalités entre ces soldats. Bakari s’est fait enrôler volontairement pour accompagner son fils Thierno et le sortir de la zone de front. Le choix de centrer la narration sur le lien père-fils fait néanmoins perdre au film un certain impact, son rythme lent prenant à contre-pied les impératifs du film de guerre.

Il développe néanmoins une belle idée : et si le soldat inconnu était un tirailleur africain, suggère-t-il avec un gros plan sur la tombe qui dort sous l’arc de triomphe. Hypothèse vraisemblable puisque 30 000 soldats sont morts sur ces champs de bataille. « Vous souviendrez-vous de nous ? » interpelle la voix off, en peul.

« À chaque fois que je vois ces images-là, je suis assez bouleversé et je suis plutôt fier d’avoir participé à une chose pareille, confiait Omar Sy lors d’une avant-première du film organisée à Dakar, au Sénégal, fin décembreNotre génération a besoin de ce récit pour se construire par rapport à ces deux pays ».

Lire à ce propos l’entretien avec Samba Doucouré.

L’histoire des élèves dans l’histoire de France

Raccrocher les parcours des élèves et de leurs familles à l’histoire commune, c’est l’enjeu d’un projet lancé dans mon collège il y a quelques années sous le titre « Du bled à la tranchée » avec des professeurs de français et d’histoire et leurs élèves de troisième. Ceux-ci doivent réaliser une nouvelle racontant l’histoire d’un soldat. Il doit partir de sa ville ou de son village en métropole ou d’une colonie, et se rendre sur les champs de bataille de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Son retour, s’il survit, peut aussi être évoqué. Les élèves dressent son portrait, racontent son voyage, détaillent ses conditions de vie sur le front, décrivent les combats, rapportent sa mort ou sa survie. Ils peuvent ensuite choisir de présenter ce projet à l’oral du brevet dans le cadre de leur parcours d’éducation artistique et culturelle.

Pour ce faire, nous étudions dans nos deux matières tous les éléments du programme de troisième en lien avec le projet : étude des paroles de poilus en français, Première, Seconde Guerre mondiale, ainsi que la décolonisation en histoire. Nous allons également visiter le musée de la Grande Guerre à Meaux, ainsi que des champs de bataille autour de la ville. Le nom du projet reprend d’ailleurs le titre d’une exposition permanente du musée seine-et-marnais qui offre une belle visite des lieux emblématiques de la première bataille de la Marne de 1914 où ont officié de nombreux zouaves.

Ces soldats maghrébins d’élite de l’armée française tirent leur nom d’une tribu kabyle, les zwawas. Malheureusement, cette appellation a une connotation péjorative. C’est Hergé qui, dans Objectif Lune (paru en 1953) fut le premier à utiliser le terme « zouave » de manière négative. Le capitaine Haddock s’en prend ainsi au professeur Tournesol en ces termes : « J’en ai assez, comprenez-vous ? … Vous voulez aller sur la Lune ? … Eh bien, allez-y ! Mais sans moi, tonnerre de Brest ! … Moi, je retourne à Moulinsart ! … Et continuez à faire le zouave ici aussi longtemps que vous voudrez ! »

Pourquoi traiter de clowns une troupe d’élite de l’armée française réputée pour sa bravoure et sa discipline ? Pour des raisons vestimentaires apparemment, le saroual rouge ou blanc agrémenté d’une chéchia rouge rappelant vaguement des tenues de troubadours …

Quoi qu’il en soit, sans ce projet, tous mes élèves penseraient encore aujourd’hui que zouave signifie clown. Et c’est regrettable, car après avoir constaté la contribution de leurs ancêtres à cette bataille de la Marne pour éviter une débâcle et visité les cimetières militaires où ils sont enterrés dans le respect de leur religion, de nombreux élèves d’origine maghrébine rentrent au collège avec une certaine fierté.

Un projet qui rassemble plus qu’il ne divise

Nous avons aussi découvert durant ce projet le livre Frères de l’ombre, de Nadia Hathroubi-Safsaf. Ce roman recouvre les deux guerres mondiales à travers les histoires d’Issa, qui a participé à la première, et de son fils Oussmane, enrôlé pour la seconde. Le livre raconte leur recrutement, les combats et le peu de reconnaissance qu’ils ont reçue. Le devoir de mémoire à travers la quête de Djibril, le petit-fils d’Oussmane, est aussi évoqué et rattache ce récit aux débats actuels.

Le projet « Du Bled à la tranchée » rassemble plus qu’il ne divise. Les élèves peuvent choisir le « bled » de leur choix, et tous racontent l’histoire d’un ancêtre forcé la plupart du temps à participer à un conflit qui ne le concerne que de très loin, qu’il vive à Rennes ou à Dakar. On peut découvrir des pépites dans leur récit comme le jour où Caroline, une élève brésilienne, a choisi l’histoire d’un soldat allemand. Elle avait découvert quelques années plus tôt que l’un de ses ancêtres était originaire de ce pays. Sa nouvelle sur Lukas Hoffman commençait par ces mots : « Je n’ai jamais voulu faire la guerre, j’ai tout fait pour éviter mon service militaire, j’aimais ma patrie comme tout Allemand mais je fuyais tout ce qui était militaire jusqu’à l’appel à la mobilisation du 31 juillet 1914. Avant cela, je vivais à Triberg en Bade-Wutemberg avec une femme extraordinaire, Angelika Wagner… ».

Camerounais, Réunionnais, Sénégalais, Algériens, Marocains, Portugais, Normands ou Charentais, ces soldats fictifs font voyager et découvrir le monde des élèves. Ceux-ci se prennent au jeu en interrogeant leurs parents ou grands-parents sur leur histoire. Une histoire que les adolescents ont besoin de connaître pour savoir d’où ils viennent et pourquoi ils sont en France, condition pour adhérer pleinement au projet commun de la nation française. Il ne s’agit donc pas de ternir ou de valoriser l’image de la France mais de la regarder objectivement.

Donner plus de visibilité pour réparer une injustice historique

Le film Tirailleurs a donc bien une utilité historique qui consiste à normaliser la présence de soldats noirs dans l’armée et au-delà, à normaliser l’histoire des Noirs dans l’histoire de France. Ces actions pour une mémoire inclusive permettent de résorber la méconnaissance qui a été organisée par les dirigeants de l’époque. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les soldats noirs ont été retirés des zones de combat pour être « renvoyés au pays » puis remplacés par des jeunes résistants de l’est français, comme s’ils n’avaient pas participé à la victoire, comme s’ils n’avaient pas fait la guerre du tout. Leur présence a ainsi été gommée.

 Les archives de l’armée française de 1944 parlent à l’époque de « blanchiment » ou de « blanchissement » de l’armée, comme le montre un documentaire de France 3 réalisé par Jean-Baptiste Dusséaux. Lors de la libération de Paris en août 1944, un seul soldat noir faisait partie de la deuxième division blindée de Leclerc. Est évoquée une demande de l’État-major américain qui pratiquait encore la ségrégation raciale dans son armée. Mais c’est plus certainement une manœuvre politique du général de Gaulle pour montrer que les Français se sont libérés par eux-mêmes avec leurs résistants.

Donner plus de visibilité aux Tirailleurs revient à réparer une injustice. Enseignants de français et d’histoire géographie, nous devons accorder davantage de place à cet épisode dans nos cours. En mars dernier, une place du XVIIIe arrondissement de Paris (anciennement place de Clignancourt) a été baptisée « place des Tirailleurs-Sénégalais ». Cela va dans le bon sens. Ne pas accompagner cet acte symbolique d’enseignements concrets dans nos classes n’aurait aucun sens. Ne pas savoir qui étaient les tirailleurs sénégalais, c’est prolonger leur effacement.

J.-R. K.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Jean-Riad Kechaou
Jean-Riad Kechaou