"Le Dernier Voyage de Soutine", de Ralph Dutli. Couleurs et douleurs
C’est un roman qu’on aimerait lire dans la salle de l’Orangerie des Tuileries, face aux toiles de Soutine. Et si on ne le peut, on affichera sur un mur quelques œuvres reproduites pour lire la peinture dans les phrases de Ralph Dutli.
Si ce Dernier Voyage de Soutine frappe d’emblée, c’est parce que le style de l’écrivain rend la dimension tourmentée, intense de l’œuvre de Chaïm Soutine. Ce dernier voyage est celui que le peintre fait entre le 6 et le 9 août 1943 jusqu’à Paris. Il est malade, l’ulcère qui n’a cessé de le faire souffrir a pris un tour fatal. Il prend de la morphine qui apaise, quelques heures, la douleur. On devrait l’opérer ; il arrivera trop tard.
Le temps du voyage, entre souvenirs et hallucinations, Soutine se rappelle.
.Soutine, « destructeur de soi, déchireur de soi, brûleur de soi »
La vie de Soutine (1893-1943) est jalonnée d’épreuves et l’homme était tout sauf facile à vivre : « destructeur de soi, déchireur de soi, brûleur de soi », comme l’écrit l’auteur. Il est né dans une bourgade de Biélorussie, dixième d’une famille de onze enfants. La loi juive est sévère et un interdit pèse sur toute représentation. Dessiner ou peindre lui valent d’être frappé. Il dresse le portrait d’un rabbin et est roué de coups.
Il fuit plus qu’il ne quitte Smilovichi, étudie à Minsk puis à Vilna avant d’arriver à Montparnasse où il crève de faim mais hante le Louvre. Ses maîtres sont Rembrandt, Chardin, Corot, Courbet. Il ne cessera de les célébrer, faisant de certaines toiles des variations sur leurs thèmes : la nature morte et en particulier les animaux de boucherie, les portraits, les paysages seront les sujets de Soutine. Mais avant tout la couleur, la matière.
Ainsi des collines de Céret, la cité catalane : « Les toiles sont les sœurs suppliciées des paysages. De la couleur comme de la lave, vert-orange-rouge, appliquée d’un geste plein de panique et de rage. Des maisons qui vacillent dans le paysage effaré, les fenêtres sont des yeux de fantômes. Des arbres recourbés comme des poulpes avec leurs tentacules. Des rues qui se cabrent. Des talus effondrés, des chemins fouettés par le vent, bossus, crevassés. » On est très loin des cubistes qui ont vécu et travaillé là. Soutine est déjà singulier.
Du shtetl de Biélorussie à Montparnasse
Le peintre connaît des années de misère, cotoie un Modigliani qui se détruit méthodiquement à l’absinthe, heurte la plupart des gens par sa saleté, son tempérament versatile. Il fait fuir ses acheteurs, est capable de vendre plusieurs fois la même toile ou exige que l’on détruise ce qu’il a peint, quand lui-même ne jette pas au feu ses œuvres. Des marchands le suivent, l’aident. Et un riche Américain, Barnes, achète un grand nombre de ses toiles, le sortant en 1922 de la dèche.
Le miracle, c’est un portrait, celui d’un petit pâtissier, un d’une série qu’il consacrera à des gens de métier, maîtres d’hôtel ou employés dans la restauration, anonymes qu’il fait poser des heures durant, immobiles, jusqu’à ce que le peintre ait obtenu ce qu’il cherchait : sans doute une image du temps qui passe :
« Soutine redoute de peindre ce portrait parce qu’il sait que sous ses yeux le modèle se met à vieillir à une vitesse effarante, dès qu’il a touché le pinceau. Il a peur de sa propre machine à vieillir. Son œil sombre voit déjà dans celui qui lui fait face la décomposition du corps, les mains nouées dans la panique, les visages de vieillards effarés, honteux d’être toujours de ce monde. »
On passera ici sur les années qui précèdent la guerre. Il se fait inscrire comme juif lors du recensement mais ne portera jamais l’étoile jaune. Il vivra à la campagne, protégé par sa compagne des derniers temps, Marie-Berthe Aurenche, qui fut l’épouse de Max Ernst, l’un de ces surréalistes que Soutine détestait. Le roman de Ralph Dutli n’est pas une biographie romancée, encore moins un « Soutine, sa vie son œuvre ». Biographe de Mandelstam, l’écrivain a choisi le roman pour la liberté qu’elle lui offre, et dont témoigne un dernier chapitre qui met en scène le romancier face à son texte.
.Couleurs et douleurs
Pour saisir la construction du Dernier voyage de Soutine, et son esprit, partons d’un rapprochement sonore qui nous jette au cœur de sa création : « Et pourquoi les couleurs ne seraient-elles pas les sœurs des douleurs, puisque l’une et l’autre nous attirent dans l’éternel ? » Telle est la trame du roman que l’on voit plus qu’on ne le lit. Les rouges, ces « saints patrons » que l’auteur nomme en dernière page, le blanc qui domine quand il a des hallucinations, croyant reconnaître un certain docteur Bog (on cherchera le sens de ce mot dans les langues slaves…), toutes les couleurs qui explosent sur les toiles, voici la vie de Soutine.
La douleur, qu’elle s’incarne dans le « néant de l’enfance », dans l’ulcère qui déchire les entrailles ou dans un pouce blessé est cette sœur de la couleur qui fait vivre et créer :
« Il a peur de devenir un autre. Il se vautre dans les vieux draps des premières blessures, des pires vexations. C’est de là que ça vient. Tu es issu de la blessure. Elle est l’acte de naissance, le passeport pour la vie. Tu dois veiller sur elle, en prendre soin, ne pas la gaspiller. Maintenir la blessure ouverte de ton pouce maculé de peinture, ne pas embellir la cicatrice. »
Soutine est seul, souvent. Il méprise les pouvoirs du rêve tels que les vantent Breton ou Ernst ; il ne peint pas le shtetl de Biélorussie comme le fait Chagall, avec une sorte de légèreté et de grâce qu’il n’a jamais connues. Il détruit tout ce qu’il juge imparfait, raté, et peu de toiles le satisfont. Il connaît rarement la paix. On dit qu’il peut rester des heures à attendre que le vent se lève et agite violemment les arbres, pour en rendre l’aspect tourmenté. Mais il va au-delà des apparences, fait abstraction de la souffrance telle qu’on se la figure :
« Il ne s’agit pas de bonheur ni de malheur. Il s’agit de couleur ou de non-couleur. »
L’ultime voyage
La solitude de Soutine, on la sent dans son ultime voyage jusqu’au cimetière du Montparnasse. Parmi les rares présents à l’enterrement, Picasso, Max Jacob et Cocteau. Un moment de grâce se produit, que rend la plume du romancier :
« Son âme voyait le cimetière tout entier se recourber et se tordre comme il avait peint les collines de Céret, en une rébellion immense, au cœur d’un universel tourbillon. Elle regarda derrière elle et les vit voler à sa suite : les garçons-pâtissiers et les garçons-bouchers, les apprentis cuisiniers, les pages, les grooms, les enfants de chœur et les servants de messe, la première communiante, les petits paysans. Le petit Charlot lui aussi s’était joint à eux. Ils offraient à son âme l’escorte rebelle des conjurés. »
On ne saurait imaginer plus beau cortège.
Norbert Czarny
.• Ralph Dutli « Le Dernier Voyage de Soutine », traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Le Bruit du temps, 2016 272 p.
• Voir également sur ce site : Ralph Duttli, « Mandelstam Mon temps mon fauve », biographie traduite de l’allemand par Marion Graf, revue par l’auteur, Le bruit du temps et La Dogana.
Parfait !!!
Une seule inexactitude, je crois bien que Max jacob n’aurait pas matériellement pu assister aux obsèques de Soutine, parce que il se trouvait à ce moment là, déjà à Drancy.