Le Concours des dix mots ou la dynamique des fluides interdisciplinaires

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L’Académie française © l’École des lettres

Hélène Carrère-D’Encausse, maîtresse des lieux et de séance, a ouvert le jeudi 19 mai, la dixième cérémonie annuelle de récompenses du désormais fameux concours Dis-moi dix mots. Attentive au contexte national et international de la célébration, Mme le secrétaire perpétuel de l’Académie française a tenu à reprendre avec une subtile gravité les mots d’André Malraux, « Ne pas savoir désigner la réalité entraîne les malheurs du monde ».
En cette année scolaire 2015-2016, le choix a été fait de privilégier la variété des mots chantants aux quatre coins de la francophonie intercontinentale. Cette orientation à visée tout à la fois non académique et désenclavante avait pour objectif de révéler le rôle fédérateur de cette langue française que Albert Camus révérait comme sa « patrie ». Pour les élèves invités avec leurs professeurs, l’heure est solennelle. Soignés dans leur costume de cérémonie, les porte-paroles des classes primées ont préparé avec application le discours du grand jour au nom de tous leurs camarades restés sur le quai de leur établissement d’origine pour reprendre le mot même des premiers communicants.

Une créativité liant singulièrement littérature et actualité, intimité et universalité

Synthétisant les enjeux de leur projet avec éloquence et détermination, humour et théâtralisation, les jeunes porte-paroles venus de France métropolitaine et d’outre-mer, de Turquie et d’Italie (une classe primée basée à Madagascar n’ayant pu venir) ont chanté chacun dans leur singularité les louanges d’une langue française creuset d’imagination qui leur offre en ce jour de gloire les honneurs de la Coupole.
Nullement déstabilisés par le prestige d’un lieu aux grands hommes de lettres reconnaissant et du prestige de quelques-uns de leurs auditeurs, ces linguistes en herbe et à la francophonie chevillée au corps se sont adressés à une assemblée oh combien enthousiaste de mesurer la capacité génératrice d’images mentales de dix mots du français parlé aussi différents que chafouin, champagné, dépanneur, dracher, fada, lumerotte, poudrerie, ristrette, tap-tap, vigousse.
La présence d’Alain Rey, éminent lexicologue, fidèle au poste, jubilant de voir célébrer la « vigueur » et la « vivacité » du français dans le temple de lettrés illustres dont pas un ne mourra, ne pouvait que situer leur discours de remerciement sous les meilleurs auspices. Les œuvres récompensées telles que le « Tap-tap haïtien » – prix de la créativité – révèlent effectivement d’une créativité étonnante en liant singulièrement littérature et actualité, intimité et universalité, à partir d’un corpus lexical à valeur de corne d’abondance de l’imaginaire.

Qui ne « dix mots » consent !

Exploitant maints canaux de communication, de la voix pour la chanson « Chacun son histoire » au support numérique utilisé dans le cadre de « la parodie d’un journal télévisé », en passant par le carton pour la fabrication d’un pop-up de détournement du sens, les projets consacrés par le jury constituent chacun une véritable trouvaille. Chacun à leur tour, les porte-paroles font état de la capacité de leur groupe-classe à « laisser l’initiative aux mots », pour reprendre le célèbre credo mallarméen, en même temps que de leur émotion en découvrant que ces dix mots si dérisoires en apparence portaient chacun, contre toute attente, une histoire dont la moins humoristique n’est certainement pas celle qui fut découverte dans le sillage du mot tap-tap qui résonne si bien à Port-au-Prince.
À écouter ces nouveaux chantres du mot « rayonnant » pour reprendre le propos conclusif de Florence Robine, du mot qui fait écho, qui fait mouche, qui fait jaser, à condition qu’on lui prête une oreille attentive et une curiosité intuitive, on a tout lieu de remballer quelques idées sinon reçues au moins convenues. Le mot peut-il être réduit à une entité graphique abstraite et inanimée juste bonne à effrayer les prétendus mauvais lecteurs ?
Le concours « Dis-moi dix mots » démontre chaque année tout le contraire. Rien d’artificiel en effet dans les expériences restituées à l’estrade sous l’œil approbateur de Michel de Montaigne et de Jean de La Fontaine ; plutôt l’impression filée d’année en année d’une révélation que l’on a plaisir à divulguer, celle que chacun est susceptible de secouer les mots de la tribu de façon fructueuse à la condition sine qua non qu’il se soit épris tout à la fois de leur champ sémantique et de leur champ lexical à la façon du chercheur qui creuserait sa source pour en retrouver la jouvencelle présence.

Interdisciplinarité : ah ! le beau mot

La réussite renouvelée chaque année du Concours des dix mots tient pour beaucoup à l’activité concrètement effectuée sur le terrain par des professeurs nourris par l’idée de travailler ensemble pour mieux vivre ensemble. Professeur-documentaliste / professeur de lettres, professeur de lettres / professeur d’arts plastiques, la liaison voire la connivence entre les disciplines et leurs acteurs fervents aboutit à des productions dignes d’intérêt tant sur le plan de la création artistique que de la réception critique. Il est d’ailleurs très frappant de constater combien les projets les plus enthousiasmants découlent de cette nécessaire mise en lien des talents de chacun.
À un moment critique, suivant la divulgation des nouveaux programmes du collège par le Ministère de l’Éducation nationale, où le principe même de l’interdisciplinarité est remis en cause par des professeurs qui n’y voient que le démembrement de leur propre socle disciplinaire, le Concours des dix mots vient rappeler deux évidences. La première, que l’appétence scolaire passe naturellement par une logique de projet qui a la vertu de transcender le cloisonnement d’une matière ; la seconde que l’isolement est l’ennemi du rayonnement et que donc, une discipline demeure d’autant plus essentielle pour un élève qu’elle ne se cantonne pas à son créneau.
Clairement, comme les plus belles réussites présentées en salle de réception à la fin de la cérémonie le démontrent, de telles expériences présupposent que les enseignants osent parier tout à la fois sur un enjeu et une modalité d’apprentissage contrevenant au sempiternel isolement du professeur.

Antony Soron ÉSPÉ Paris

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Antony Soron
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